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Par Pestoune le 24 Juillet 2016 à 21:49
La louve portait une robe noire. Ci et là, quelques touffes blanches indiquaient qu’elle avait pris de l’âge et, par conséquent, de l’expérience. C’était une louve « chef de meute », une dominante au flair infaillible.
Léonard le bûcheron remarqua d’abord ses yeux. Légèrement en amande, ils ressemblaient aux agates d’une de ces bêtes maléfiques échappées de contrées lucifériennes. D’autant plus que le feu de l’âtre les teinta de lueurs orangées aux brillances surnaturelles. Le soir tombait et les bûches de bois sec en crépitant émettaient soudain un bruit sinistre.
La louve demeurait immobile comme le sphinx, insensible à ces tisons dont elle semblait braver les menaces.
Léonard, forestier averti et bûcheron habile, originaire de Fougerolles en Haute-Saône, pensa qu’il n’avait jamais vu une louve aussi épaisse ni aussi grande. Assise sur le pas de la porte, il supposa qu’elle devait mesurer au moins un mètre au garrot. Oui, une de ces « chefs de meute » dont la faim décuplait les hardiesses.
Derrière elle, le crépuscule automnal ressemblait à un rideau rougeoyant emprunté à un décor de théâtre.
Et Léonard, homme plutôt trapu et large d’épaules, les manches retroussées et le pantalon de velours retenu par une ficelle, fixant à son tour l’animal de ses prunelles couleur de la châtaigne, s’adressa un blâme, le reproche lui fit l’effet d’un coup de coutelas dans le dos : « Je n’aurais pas dû laisser la porte ouverte ! »
Après la guerre de Trente Ans, le Val-d’Ajol à l’instar de nombreuses autres contrées d’Alsace, de Franche-Comté et de Lorraine renaissait lentement de ses cendres. Les Suédois, et surtout les mercenaires des deux bords, s’étaient étripés avec une rare férocité.
Ils s’étaient retirés en laissant de nombreux villages et hameaux exsangues. La population reprit espoir quand, après le traité de Westphalie, Louis XIV entreprit la « reconstruction » de ces régions dévastées.
Cette guerre singulièrement inhumaine favorisa la prolifération des loups. On raconte que des meutes entières, par un hiver particulièrement rigoureux, hantaient les villages abandonnés pour se repaître des cadavres laissés au bord de la route.
Quoi qu’il en soit, Léonard qui, en temps ordinaire, n’avait pas peur du loup dont il connaissait les mœurs, sentit que son sang se glaçait dans ses veines, malgré la chaleur de l’âtre : la louve avait en effet retroussé ses babines, montrant ses crocs acérés, dont pas un ne manquait. Ses narines grandes ouvertes semblaient darder le chaudron d’où s’échappait le fumet d’une soupe au lard aux oignons et aux fines herbes véhiculé par la brise.
Léonard se demanda où il avait posé sa cognée. Il crut en effet comprendre que l’attaque de la louve ne se ferait plus attendre. Cette présence sur le seuil de sa cabane de bûcheron le déstabilisait d’autant plus que les attaques de loup sur L’homme se révélaient bien plus rares qu’on le racontait dans les veillées. Il se reprocha d’avoir pris « ces histoires de loup » à la légère.
De plus en plus affolé, il se rappela qu’il avait laissé l’outil sous l’appentis où il rangeait le bois de chauffage de sa cabane de bûcheron. Il se dit surtout qu’il ne pouvait aller les saisir sans déranger la louve toujours rivée sur le pas de la porte.
C’était en fait une petite maison en rondins, calfeutrée avec de la mousse. Quand il avait pendu la crémaillère, il n’était pas loin de penser que son bonheur était décidément niché dans la forêt. Il l’avait construite non loin de la cascade de Faymont, dont l’eau bondissante alimentait une petite scierie en contrebas.
Cascade de Faymont
Quand il la montra à Margot, son épouse, il en vanta les qualités : construite d’abord non loin de la cascade où une eau cristalline servait aussi bien au lavage du linge qu’à la cuisine ; installée ensuite près de son lieu de travail. Maintenant, il regrettait d’avoir déserté Fougerolles où il aurait pu construire un moulin sur la Combeauté.
rivière la Combeauté
Tout irait pour le mieux, pourtant, dans le meilleurs des mondes si les effluves de sa soupe au lard n’avait pas attiré la voracité de cette louve qui s’était invitée chez lui sans prévenir et avec une insolence inaccoutumée. Margot aussi n’en croyait pas ses yeux et s’était figée près de l’âtre. Elle n’osait pas bouger, fixant son mari, et elle se demandait ce qu’il attendait pour prendre l’initiative qui s’imposait, sans savoir laquelle. C’était, dans son esprit, une question de vie ou de mort.
Cependant, l’animal se leva sans hâte et s’ébroua comme pour éprouver ses muscles, ses yeux chafouins toujours vrillés sur le chaudron. Et comme venue du ciel, une idée fulgura dans la tête de Léonard qui s’écria :
- Margot ! La soupe ! Donne-lui la soupe au lard.
Son épouse, sidérée, hésita un court instant, c’étaient quand même un gros morceau de lard et de beaux oignons, puis, sans plus réfléchir, elle saisit avec célérité le chaudron et s’époumona :
- Tiens, la voilà ta soupe au lard !
Alors elle jeta le contenu du chaudron sur la louve.
Celle-ci émit un petit gémissement. Ebouillantée jusqu’aux os, elle fit un bond de cabri, puis détala en grognant, la queue entre les jambes. Elle disparut dans les profondeurs de la forêt de sapins, sans se retourner.
L’été arrivait, avec ses pointes de chaleur à midi et ses touffeurs du soir. Léonard avait fourni un travail acharné et littéralement mouillé sa chemise. Après un dernier coup de cognée qui lui arracha une grimace de fatigue, il se dit qu’un peu de repos serait bien mérité et qu’à l’impossible nul n’est tenu.
Il posa sa hache contre le tronc d’un immense sapin, plongea sa main dans sa poche, en sortit un grand mouchoir en toile écrue dont il se servit pour s’éponger le visage.
Au pied du sapin, un espace ombragé attira son attention. Il décida de s’y asseoir avant de prendre le chemin du retour. Après un soupir, il ferma les yeux, afin de donner libre cours à son envie de somnoler. Lorsqu’il souleva derechef ses paupières, il la vit.
La louve.
Sa robe noire et ses taches blanches.
La bête s’était mise sur son séant à quelques mètres de là. Il la reconnut tout de suite parce qu’elle était glabre autour du coup et sur la tête, et son oreille gauche pelée ne se redressait plus. Les séquelles de leur première rencontre…
Léonard tourné légèrement la tête et découvrit que la louve était accompagnée par deux jeunes mâles, assis comme elle, mais s’étant postés sur les sentiers qui aurait pu emprunter pour s’en retourner et détaler sans demander son reste.
Le bûcheron prit conscience qu’il était encerclé. Il tendit lentement la main mais, tremblant de peur, la cognée lui échappa. Son manche, en tombant, fin un bruit sinistre.
Il comprit aussi que la louve était venue se venger et qu’elle ne passerait à l’attaque qu’après avoir salivé quelques instants.
Pour Léonard, l’heure de la dernière prière était arrivée. Tout à coup, un trait de lucidité fulgura, comme par miracle, dans son cerveau. Il fit un porte-voix avec ses mains et hurla :
- Margot, la soupe au lard ! Margot, la soupe au lard !
Alors, un soubresaut mit la louve sur ses pattes. Et, brusquement, elle décampa, rapide comme la foudre, se coula dans les fougères à la vitesse d’une flèche, aussitôt suivie par les jeunes mâles tout aussi épouvantés.
La louve avait-elle autant d’odorat que de mémoire olfactive ou vice versa ? La question se posa encore longtemps dans les chaumières où les veillées se tenaient près de l’âtre.
Extrait de Contes, légendes et récits du massif vosgien de Bernard Fischbach.
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Par Pestoune le 15 Juin 2016 à 22:49
Au sortir de la ville, dans une vieille maison timidement cachée au fond d’un beau jardin, vivait jadis un homme qui avait de bons yeux rieurs derrière ses petites lunettes rondes, et un air doux comme un mouton sous sa toison de boucles brunes.
Il s’appelait François. Chaque matin, en se levant, François contemplait son arbre : un magnifique pommier qui poussait sous ses fenêtres. Rien qu’à le voir, si grand, si beau, il était heureux. Et chaque soir, en rentrant du travail, il passait des heures à regarder les oiseaux qui nichaient dans son feuillage.
Car on ne s’ennuie pas à regarder les arbres : certains sont même de véritables magiciens. Au printemps, ils disparaissent sous un grand manteau de fleurs où butinent les abeilles. Au plus chaud de l’été, ils offrent leur ombre fraîche à tous ceux qui, le visage en feu, fuient le soleil brûlant.
Puis, quand vient l’automne, ils lancent à la volée des gerbes de feuilles jaunes, rouges ou rousses qu’un vent fougueux éparpille au loin sur les trottoirs et les pavés… en attendant que l’hiver referme sur eux sa grande cape blanche.
François aimait son arbre depuis toujours. Quand il était petit, il grimpait souvent dans ses branches et y restait caché lorsque sa maman l’appelait pour le dîner. Et maintenant qu’il avait grandi, le seul fait de l’admirer lui procurait toujours autant de joie. Il ne lui fallait rien de plus pour être heureux. Parfois, quelqu’un s’arrêtait derrière la clôture – le plus souvent un homme, ou une femme avec un enfant – et il les entendait dire : « Regarde, le bel arbre ! » Mais la plupart des gens, trop pressés, passaient sans le voir.
Les années passèrent.
François avait vieilli. De profonds sillons creusaient à présent son visage, et ses cheveux d’abord grisonnants, puis blancs, avaient fini par se clairsemer, emportés par le temps comme les feuilles par le vent. Seule sa barbe avait poussé, telle une longue écharpe de laine blanche. François était cependant toujours aussi heureux et ne se lassait pas d’observer son arbre et les oiseaux.
S’il lui arrivait de surprendre des enfants en train de lui chiper des pommes, il riait de bon cœur en disant : « Les fruits volés sont toujours les meilleurs, pas vrai ? »
Sur quoi les coupables, gênés, s’enfuyaient à toutes jambes.
Mais un jour, un terrible malheur arriva. L’automne était de retour et un vent furieux faisait claquer les volets et voltiger les feuilles. Au-dessus des collines voisines, les nuages noirs semblaient si menaçants que chacun s’était empressé de rentrer chez soi. François ferma lui aussi sa fenêtre au premier éclair, mais il resta dans la pénombre à observer l’orage.
Bientôt, d’énormes gouttes vinrent s’écraser contre la vitre, et l’averse s’abattit avec une telle force sur la petite ville qu’on eût dit qu’une main furieuse déversait sur elle un gigantesque tonneau. Déchiré d’éclairs, le ciel d’encre résonnait de coups de tonnerre, de plus en plus proches, de plus en plus violents.
Et soudain, le cœur de François cessa de battre : dans un vacarme assourdissant, la foudre venait de tomber sur son pommier ! Sous ses yeux, le tronc se fendit dans un long craquement.
Puis la pluie vint laver sa blessure.
Quand l’orage s’éloigna, il laissa derrière lui un bien triste spectacle. Le pommier, jadis si beau, était là, tout pantelant, plus biscornu encore que la vieille maison. Du haut des branches jusqu’aux racines, une longue cicatrice entaillait le tronc.
« Ça fait mal, je sais », murmura François pour le consoler, tout en caressant l’écorce calcinée. L’arbre gémissait à voix basse. Et si les hommes savaient que les arbres pleurent, eux aussi, François aurait sans doute remarqué les perles d’eau qui scintillaient le long du tronc.
Le printemps suivant fut chaud et ensoleillé. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Seule sur le ciel bleu, se détachait la triste silhouette sombre et noueuse du pommier. Des feuilles minuscules avaient bien repoussé sur ses branches, çà et là, ainsi que quelques fleurs dans lesquelles butinaient les abeilles comme autrefois.
Mais l’arbre avait beau faire, il n’avait plus la force de retrouver sa beauté d’antan. Sa plaie béante le faisait souffrir dès qu’un rayon de soleil l’effleurait ou que le temps changeait.
Mais ce n’était pas le pire…
Ces derniers temps, les gens qui passaient s’arrêtaient souvent pour le regarder et, l’air dédaigneux, le traitaient d’horreur ou bien d’affreux épouvantail.
« C’est une honte, il faut l’abattre ! » lança un jour une femme. Et quelqu’un renchérit, disant qu’il serait temps de le remplacer par un parking ou un joli gazon.
Plus triste de jour en jour, l’arbre arrosait tant de ses larmes les quelques fleurs qui lui restaient qu’elles fanèrent plus vite encore. François était furieux d’entendre les gens parler ainsi.
Il aimait son arbre tel qu’il était et, chaque soir, allait caresser son écorce tout en guettant le chant des oiseaux dans ses branches mortes.
« Allez-vous-en ! » criait-il parfois, hors de lui, en chassant les mauvaises langues à grands coups de balai. Mais en vain.
Le lendemain, d’autres passants s’arrêtaient et le critiquaient de plus belle.
Alors un jour, François se décida.
De bon matin, il partit sur son vieux vélo rouillé, souriant si gaiement en pédalant que ses voisins s’en étonnèrent. Quelques heures plus tard, il revint chargé d’un gros paquet qu’il déposa au jardin. Puis il alla chercher sa pelle et se mit à creuser avec ardeur au pied du pommier, ne s’arrêtant pour se reposer que lorsque le trou fut bien profond. Et dans ce trou, François planta un tout jeune pommier qui arrivait à peine à la hauteur de sa barbe blanche.
« Il s’est enfin décidé à arracher ce vieil arbre ! » se dirent les gens.
Mais François se contenta de sourire. Il recouvrit les racines du petit arbre, l’arrosa avec soin, et alla ranger sa pelle.
Printemps, étés, automnes, hivers se succédèrent à nouveau. François avait désormais le dos vouté et passait le plus clair de son temps assis à la fenêtre, le sourire aux lèvres.
Au jardin, le petit pommier était devenu un arbre splendide qui portait tant de fruits que François ne pouvait plus les manger tout seul.
Et le vieil arbre était toujours là, lui aussi, tout contre lui.
Soutenu par les branches vigoureuses de son jeune voisin, il vivait là des jours heureux, paisible et tranquille.
Chaque année, il voyait avec joie renaître quelques feuilles et des fleurs sur ses branches. Et il riait en secret quand un enfant, de temps à autre, volait aussi l’une de ses rares pommes qu’il lui restait.
La plupart des gens, toujours pressés, passaient sans les voir. Mais parfois, quelqu’un s’arrêtait et les contemplait longuement, tous les deux.
Un soir d’automne, le vieil arbre sentit soudain une main amie sur son écorce rugueuse.
Le vieux François était venu le voir sans bruit.
Tout bas, il lui parla.
Alors, en silence, l’arbre inclina ses branches.
Lui aussi l’avait senti : l’hiver approchait.
Il était temps de se reposer.
Tandis que les premiers flocons voltigeaient aux fenêtres et que François s’allongeait bien au chaud dans son lit, le vieil arbre s’assoupit au jardin.
Et les deux amis s’endormirent en rêvant du printemps.
Bruno Hächler
L’ami pommier
Zurich, Nord-Sud, 1999
Source : https://contesarever.wordpress.com/2016/02/23/lami-pommier/
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Par Pestoune le 12 Mai 2016 à 21:26
Il était une fois, dans des temps très anciens, des gens qui vivaient très heureux. Ils s'appelaient Timothée et Marguerite, et avaient deux enfants, Charlotte et Valentin. Ils étaient très heureux et avaient beaucoup d'amis. Pour comprendre à quel point ils étaient heureux, il faut savoir comment on vivait à cette époque-là.
Chaque enfant, à sa naissance, recevait un sac plein de chaudouxdoux. Je ne peux pas dire combien il y en avait car on ne pouvait pas les compter. Ils étaient inépuisables. Lorsqu'une personne mettait la main dans son sac, elle trouvait toujours un chaudouxdoux. Les chaudouxdoux étaient très appréciés. Chaque fois que quelqu'un en recevait un, il se sentait chaud et doux de partout. Ceux qui n'en avaient pas régulièrement finissaient par attraper mal au dos, puis ils se ratatinaient, parfois même ils en mouraient.
En ce temps-là, c'était très facile de se procurer des chaudouxdoux. Lorsque quelqu'un en avait envie, il s'approchait de toi et te demandait: " Je voudrais un chaudouxdoux!" Tu plongeais alors la main dans ton sac pour en sortir un chaudouxdoux de la taille d'un poing. Dès que le chaudouxdoux voyait le jour, il commençait à sourire et à s'épanouir en un grand et moelleux chaudouxdoux. Tu le posais alors sur l'épaule, la tête ou les genoux, et il se pelotonnait câlineusement contre la peau en donnant des sensations chaleureuses et très agréables dans tout le corps.
Les gens n'arrêtaient pas d'échanger des chaudouxdoux et, comme ils étaient gratuits, on pouvait en avoir autant que l'on voulait. Du coup, presque tout le monde vivait heureux et se sentait chaud et doux.
Je dis "presque", car quelqu'un n'était pas content de voir les gens s'échanger des chaudouxdoux. C'était la vilaine sorcière Belzépha. Elle était même très en colère. Les gens étaient tous si heureux que personne n'achetait plus ses filtres ni ses potions. Elle décida qu'il fallait que cela cesse et imagina un plan très méchant.
Un beau matin, Belzépha s'approcha de Timothée et lui parla à l'oreille tandis qu'il regardait Marguerite et Charlotte jouer gaiement. Elle lui chuchota: "Vois-tu tous les chaudouxdoux que Marguerite donne à charlotte ? Tu sais, si elle continue comme cela, il n'en restera plus pour toi!" Timothée s'étonna: "Tu veux dire qu'il n'y aura plus de chaudouxdoux dans notre sac chaque fois que l'on en voudra un ?" "Absolument, répondit Belzépha, quand il n'y en a plus, c'est fini!"
Et elle s'envola en ricanant sur son balai. Timothée prit cela très au sérieux, et désormais, lorsque Marguerite faisait don d'un chaudouxdoux à quelqu'un d'autre que lui, il avait peur qu'il ne lui en restera pas. Et si la sorcière avait raison ? Il aimait beaucoup les chaudouxdoux de Marguerite, et l'idée qu'il pourrait en manquer l'inquiétait profondément, et le mettait même en colère. Il se mit à la surveiller pour ne pas qu'elle gaspille les chaudouxdoux en en distribuant aux enfants ou à n'importe qui.
Puis il se plaignit chaque fois que Marguerite donnait un chaudouxdoux à quelqu'un d'autre que lui. Comme Marguerite l'aimait beaucoup, elle cessa d'offrir des chaudouxdoux aux autres et les garda pour lui tout seul. Les enfants voyaient tout cela, et ils pensaient que ce n'était vraiment pas bien de refuser des chaudouxdoux à ceux qui vous en demandaient et en avaient envie. Mais eux aussi commencèrent à faire très attention à leurs chaudouxdoux. Ils surveillaient leurs parents attentivement, et quand ils trouvaient qu'ils donnaient trop de chaudouxdoux aux autres, il s'en plaignaient. Ils étaient inquiets à l'idée que leurs parents gaspillent les chaudouxdoux.
La vie avait bien changé! Le plan diabolique de la sorcière marchait! Ils avaient beau trouver des chaudouxdoux à chaque fois qu'ils plongeaient la main dans leur sac, ils le faisaient de moins en moins et devenaient chaque jour plus avares.
Bientôt tout le monde remarqua le manque de chaudouxdoux, et tout le monde se sentit moins chaud et moins doux. Les gens s'arrêtèrent de sourire, d'être gentils, certains commencèrent à se ratatiner, parfois même ils mouraient du manque de chaudouxdoux. Ils allaient de plus en plus souvent acheter des philtres et des potions à la sorcière. Ils savaient que cela ne servait à rien, mais ils n'avaient pas trouvé autre chose!
La situation devint de plus en plus grave. Pourtant, la vilaine Belzépha ne voulait pas que les gens meurent. Une fois morts, ils ne pouvaient plus rien lui acheter! Alors elle mis au point un nouveau plan. Elle distribua à chacun un sac qui ressemblait beaucoup à un sac de chaudouxdoux, sauf qu'il était froid, alors que celui qui contenait les chaudouxdoux était chaud. Dans ces sacs, Belzépha avait mis des froids-piquants. Ces froids-piquants ne rendaient pas ceux qui les recevaient chauds et doux, mais plutôt froids et hargneux. Cependant, c'était mieux que rien. Ils empêchaient les gens de se ratatiner.
A partir de ce moment-là, lorsque quelqu'un disait: "Je voudrais un chaudouxdoux", ceux qui craignaient d'épuiser leur réserve répondaient: "Je ne peux pas vous donner un chaudouxdoux, mais voulez-vous un froid-piquant?"Parfois, deux personnes se rencontraient en pensant qu'elles allaient s'offrir des chaudouxdoux mais l'une d'elles changeait soudain d'avis, et finalement elles se donnaient des froids-piquants.. Dorénavant, les gens ne mouraient presque plus, mais la plupart étaient malheureux, avaient froid et étaient hargneux. La vie devint encore plus difficile! Les chaudouxdoux, qui au début étaient disponibles comme l'air qu'on respire, devinrent de plus en plus rares. Les gens auraient fait n'importe quoi pour en obtenir.
Avant l'arrivée de la sorcière, ils se réunissaient souvent par petits groupes pour s'échanger des chaudouxdoux, se faire plaisir sans compter, sans se soucier de qui offrait ou recevait le plus de chaudouxdoux. Depuis le plan de Belzépha, ils restaient par deux et gardaient les chaudouxdoux l'un pour l'autre. Quand ils se trompaient en offrant un chaudouxdoux à une autre personne, ils se sentaient coupables, sachant que leur partenaire souffrirait du manque. Ceux qui ne trouvaient personne pour leur faire don de chaudouxdoux étaient obligés de les acheter et devaient travailler de longues heures pour les gagner.
Les chaudouxdoux étaient devenus si rares que certains prenaient des froids-piquants qui, eux, étaient innombrables et gratuits. Ils les recouvraient de plumes un peu douces pour cacher les piquants et les faisaient passer pour des chaudouxdoux. Mais ces faux chaudouxdoux compliquaient la situation. Par exemple, quand deux personnes se rencontraient et échangeaient des faux chaudouxdoux, elles s'attendaient à ressentir une douce chaleur; mais au lieu de cela, elles se sentaient très mal. Comme elles croyaient s'être donné de vrais chaudouxdoux, plus personne n'y comprenait
plus rien!
Évidemment, comment comprendre que ces sensations désagréables étaient provoquées par les froids-piquants déguisés en chaudouxdoux? La vie était bien triste!... Timothée se souvenait que tout avait commencé quand Belzépha leur avait fait croire qu'un jour ils trouveraient leurs sacs de chaudouxdoux vides.
Mais voilà ce qui se passa. Une jeune femme gaie et épanouie, aux formes généreuses, arriva alors dans ce triste pays. Elle semblait ne jamais avoir entendu parler de la méchante sorcière et distribuait des chaudouxdoux en abondance sans crainte d'en manquer. Elle en offrait gratuitement, même sans qu'on lui en demande. Les gens l'appelèrent Julie Doudoux, mais certains la désapprouvèrent parce qu'elle apprenait aux enfants à donner des chaudouxdoux sans avoir peur d'en manquer. Les enfants l'aimaient beaucoup parce qu'ils se sentaient bien avec elle. Eux aussi se mirent à distribuer de nouveau des chaudouxdoux comme ils en avaient envie.
Les grandes personnes étaient inquiètes et décidèrent de passer une loi pour protéger les enfants et les empêcher de gaspiller leurs chaudouxdoux. Cette loi disait qu'il était défendu de distribuer des chaudouxdoux à tort et à travers.
Désormais il faudrait un permis pour donner des chaudouxdoux. Malgré cette loi, beaucoup d'enfants continuèrent à échanger des chaudouxdoux chaque fois qu'ils en avaient envie et qu'on leur en demandait. Et comme il y en avait beaucoup, beaucoup d'enfants, presqu'autant que de grandes personnes, il semblait que les enfants allaient gagner.
A présent, on ne sais pas encore comment çà va finir... Est-ce que les grandes personnes, avec leur loi, vont arrêter l'insouciance des enfants ? Vont-elles se décider à suivre l'exemple de la jeune femme et des enfants et prendre le risque en supposant qu'il y aura toujours autant de chaudouxdoux que l'on voudra ? Se souviendront-elles des jours heureux que leurs enfants veulent retrouver, du temps où les chaudouxdoux existaient en abondance parce qu'on les donnait sans compter ?
source : http://claudesteiner.com/fuzzyfr.htm
Ce joli conte a été créé par le psychothérapeute Claude Steiner et illustré par Pef. Au travers de cette histoire il explique aux enfants les relations entre les gens, la vertu de la générosité. Cela leur apprend les valeurs essentielles complètement perverties aujourd'hui par le pouvoir et l'argent. Ses mêmes valeurs de partage, de don de soi, d'ouverture aux autres qui amènent au bonheur partagé. Les chauddoudoux sont toutes ces petites choses qu'on offre avec gentillesse pour faire plaisir : un sourire, unc caresse, un compliment, une écoute, une épaule.... Les recevoir fait du bien mais les donner aussi. Tout ça est tout chaud et tout doux.
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Par Pestoune le 23 Mars 2016 à 21:36
Un jour, un homme s’était retrouvé en possession d’un arc exceptionnel. Fabriqué dans un vieux morceau de santal rouge, il était en bois plein et tout à la fois solide et flexible : son maniement était exceptionnel.
L’homme était tombé en pâmoison devant son arc. Mais dans le même temps, il estimait qu’il n’était pas assez beau, trop sobre. Il demanda donc au plus habile artisan du pays de l’agrémenter d’une scène de chasse.
L’artisan déploya tout son talent pour graver cette scène de chasse, et force fut de constater que le résultat était au rendez-vous : la scène ainsi gravée était d’une vraisemblance frappant. On distinguait des chevaux en plein course à la poursuite du gibier, des cavaliers tirant des flèches avec leur arc, le soleil et le paysage : rien n’y manquait. De magnifiques fioritures venaient compléter le tout, gravées sur toute la surface restante de l’arc.
L’homme était ravi du résultat : son arc était désormais parfait. Il s’en empara, positionna une flèche, tira avec énergie la corde à lui. Et, patatras, l’arc se brisa : l’excès de fioritures, en fragilisant son bois, avait eu raison de lui.
L’arc était certes devenu magnifique, mais ce qui faisait sa force avait été sacrifié sur l’autel de la beauté. Combien de fois nous-mêmes ne sacrifions-nous pas nos dispositions naturelles sur l’autel des apparences ? Voilà qui s’appelle perdre de vue l’essentiel pour s’attacher aux détails.
Yu Dan « le bonheur selon Tchouang-tseu »
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Par Pestoune le 20 Mars 2016 à 22:07
Imagine que chaque matin, une banque t’ouvre un compte de quatre-vingt-six mille quatre cents dollars. Mais elle t’impose deux règles : tout ce que tu n’as pas dépensé dans la journée te sera enlevé le soir. Tu ne peux pas tricher ni virer cet argent sur un autre compte, tu ne peux que le dépenser, tout en sachant qu’au réveil la banque créditera à nouveau ton compte de quatre-vingt-six mille quatre cents dollars pour la journée. Deuxième règle, la banque peut interrompre ce « jeu » sans préavis ; à n’importe quel moment elle pourra te dire que c’est fini, qu’elle ferme le compte et qu’il n’y en aura pas d’autres. Alors, consciente de cette situation, que ferais-tu ?
(…) tu t’empresserais de dépenser chaque cent à te faire plaisir et à offrir quantité de cadeaux aux gens que tu aimes. Tu ferais en sorte d’utiliser chaque dollar pour apporter du bonheur dans ta vie et dans celle de ceux qui t’entourent. Or, mon trésor, cette banque magique existe : c’est le temps ! Chaque matin, au réveil, nous sommes crédités de quatre-vingt-six mille quatre cents secondes de vie pour la journée, et lorsque nous nous endormons le soir, il n’y a pas de report. Ce qui n’a pas été vécu dans la journée est perdu, hier n’est plus. Chaque matin, cette magie recommence. Nous jouons avec cette règle incontournable : la banque peut fermer notre compte à n’importe quel moment ? Sans aucun préavis et s’emparer de notre existence.
(…) que comptes-tu faire de tes quatre-vingt-six mille quatre cents secondes ?
Extrait du « sceptre de Dieu » d’André Journo
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