-
La louve qui n’aimait pas la soupe au lard
La louve portait une robe noire. Ci et là, quelques touffes blanches indiquaient qu’elle avait pris de l’âge et, par conséquent, de l’expérience. C’était une louve « chef de meute », une dominante au flair infaillible.
Léonard le bûcheron remarqua d’abord ses yeux. Légèrement en amande, ils ressemblaient aux agates d’une de ces bêtes maléfiques échappées de contrées lucifériennes. D’autant plus que le feu de l’âtre les teinta de lueurs orangées aux brillances surnaturelles. Le soir tombait et les bûches de bois sec en crépitant émettaient soudain un bruit sinistre.
La louve demeurait immobile comme le sphinx, insensible à ces tisons dont elle semblait braver les menaces.
Léonard, forestier averti et bûcheron habile, originaire de Fougerolles en Haute-Saône, pensa qu’il n’avait jamais vu une louve aussi épaisse ni aussi grande. Assise sur le pas de la porte, il supposa qu’elle devait mesurer au moins un mètre au garrot. Oui, une de ces « chefs de meute » dont la faim décuplait les hardiesses.
Derrière elle, le crépuscule automnal ressemblait à un rideau rougeoyant emprunté à un décor de théâtre.
Et Léonard, homme plutôt trapu et large d’épaules, les manches retroussées et le pantalon de velours retenu par une ficelle, fixant à son tour l’animal de ses prunelles couleur de la châtaigne, s’adressa un blâme, le reproche lui fit l’effet d’un coup de coutelas dans le dos : « Je n’aurais pas dû laisser la porte ouverte ! »
Après la guerre de Trente Ans, le Val-d’Ajol à l’instar de nombreuses autres contrées d’Alsace, de Franche-Comté et de Lorraine renaissait lentement de ses cendres. Les Suédois, et surtout les mercenaires des deux bords, s’étaient étripés avec une rare férocité.
Ils s’étaient retirés en laissant de nombreux villages et hameaux exsangues. La population reprit espoir quand, après le traité de Westphalie, Louis XIV entreprit la « reconstruction » de ces régions dévastées.
Cette guerre singulièrement inhumaine favorisa la prolifération des loups. On raconte que des meutes entières, par un hiver particulièrement rigoureux, hantaient les villages abandonnés pour se repaître des cadavres laissés au bord de la route.
Quoi qu’il en soit, Léonard qui, en temps ordinaire, n’avait pas peur du loup dont il connaissait les mœurs, sentit que son sang se glaçait dans ses veines, malgré la chaleur de l’âtre : la louve avait en effet retroussé ses babines, montrant ses crocs acérés, dont pas un ne manquait. Ses narines grandes ouvertes semblaient darder le chaudron d’où s’échappait le fumet d’une soupe au lard aux oignons et aux fines herbes véhiculé par la brise.
Léonard se demanda où il avait posé sa cognée. Il crut en effet comprendre que l’attaque de la louve ne se ferait plus attendre. Cette présence sur le seuil de sa cabane de bûcheron le déstabilisait d’autant plus que les attaques de loup sur L’homme se révélaient bien plus rares qu’on le racontait dans les veillées. Il se reprocha d’avoir pris « ces histoires de loup » à la légère.
De plus en plus affolé, il se rappela qu’il avait laissé l’outil sous l’appentis où il rangeait le bois de chauffage de sa cabane de bûcheron. Il se dit surtout qu’il ne pouvait aller les saisir sans déranger la louve toujours rivée sur le pas de la porte.
C’était en fait une petite maison en rondins, calfeutrée avec de la mousse. Quand il avait pendu la crémaillère, il n’était pas loin de penser que son bonheur était décidément niché dans la forêt. Il l’avait construite non loin de la cascade de Faymont, dont l’eau bondissante alimentait une petite scierie en contrebas.
Cascade de Faymont
Quand il la montra à Margot, son épouse, il en vanta les qualités : construite d’abord non loin de la cascade où une eau cristalline servait aussi bien au lavage du linge qu’à la cuisine ; installée ensuite près de son lieu de travail. Maintenant, il regrettait d’avoir déserté Fougerolles où il aurait pu construire un moulin sur la Combeauté.
rivière la Combeauté
Tout irait pour le mieux, pourtant, dans le meilleurs des mondes si les effluves de sa soupe au lard n’avait pas attiré la voracité de cette louve qui s’était invitée chez lui sans prévenir et avec une insolence inaccoutumée. Margot aussi n’en croyait pas ses yeux et s’était figée près de l’âtre. Elle n’osait pas bouger, fixant son mari, et elle se demandait ce qu’il attendait pour prendre l’initiative qui s’imposait, sans savoir laquelle. C’était, dans son esprit, une question de vie ou de mort.
Cependant, l’animal se leva sans hâte et s’ébroua comme pour éprouver ses muscles, ses yeux chafouins toujours vrillés sur le chaudron. Et comme venue du ciel, une idée fulgura dans la tête de Léonard qui s’écria :
- Margot ! La soupe ! Donne-lui la soupe au lard.
Son épouse, sidérée, hésita un court instant, c’étaient quand même un gros morceau de lard et de beaux oignons, puis, sans plus réfléchir, elle saisit avec célérité le chaudron et s’époumona :
- Tiens, la voilà ta soupe au lard !
Alors elle jeta le contenu du chaudron sur la louve.
Celle-ci émit un petit gémissement. Ebouillantée jusqu’aux os, elle fit un bond de cabri, puis détala en grognant, la queue entre les jambes. Elle disparut dans les profondeurs de la forêt de sapins, sans se retourner.
L’été arrivait, avec ses pointes de chaleur à midi et ses touffeurs du soir. Léonard avait fourni un travail acharné et littéralement mouillé sa chemise. Après un dernier coup de cognée qui lui arracha une grimace de fatigue, il se dit qu’un peu de repos serait bien mérité et qu’à l’impossible nul n’est tenu.
Il posa sa hache contre le tronc d’un immense sapin, plongea sa main dans sa poche, en sortit un grand mouchoir en toile écrue dont il se servit pour s’éponger le visage.
Au pied du sapin, un espace ombragé attira son attention. Il décida de s’y asseoir avant de prendre le chemin du retour. Après un soupir, il ferma les yeux, afin de donner libre cours à son envie de somnoler. Lorsqu’il souleva derechef ses paupières, il la vit.
La louve.
Sa robe noire et ses taches blanches.
La bête s’était mise sur son séant à quelques mètres de là. Il la reconnut tout de suite parce qu’elle était glabre autour du coup et sur la tête, et son oreille gauche pelée ne se redressait plus. Les séquelles de leur première rencontre…
Léonard tourné légèrement la tête et découvrit que la louve était accompagnée par deux jeunes mâles, assis comme elle, mais s’étant postés sur les sentiers qui aurait pu emprunter pour s’en retourner et détaler sans demander son reste.
Le bûcheron prit conscience qu’il était encerclé. Il tendit lentement la main mais, tremblant de peur, la cognée lui échappa. Son manche, en tombant, fin un bruit sinistre.
Il comprit aussi que la louve était venue se venger et qu’elle ne passerait à l’attaque qu’après avoir salivé quelques instants.
Pour Léonard, l’heure de la dernière prière était arrivée. Tout à coup, un trait de lucidité fulgura, comme par miracle, dans son cerveau. Il fit un porte-voix avec ses mains et hurla :
- Margot, la soupe au lard ! Margot, la soupe au lard !
Alors, un soubresaut mit la louve sur ses pattes. Et, brusquement, elle décampa, rapide comme la foudre, se coula dans les fougères à la vitesse d’une flèche, aussitôt suivie par les jeunes mâles tout aussi épouvantés.
La louve avait-elle autant d’odorat que de mémoire olfactive ou vice versa ? La question se posa encore longtemps dans les chaumières où les veillées se tenaient près de l’âtre.
Extrait de Contes, légendes et récits du massif vosgien de Bernard Fischbach.
Tags : louve, leonard, bûcheron, soupe, lard
-
Commentaires