• Il y a bien longtemps, avant l’arrivée du premier homme blanc sur le Nouveau Continent, Lalita, une jeune indienne, se réveilla un matin en tremblant : elle venait de faire un cauchemar. Elle avait rêvé que de majestueux oiseaux blancs traversaient l’océan, accompagnés d’un vent si fort que les arbres se courbaient sous son passage. Elle avait même entendu la forêt pleurer.

    -      -   Que veut dire tout ceci ? demanda-t-elle à ses parents.

    Ni son père ni sa mère ne surent lui expliquer.

    -      -  Ce n’est qu’un rêve, Lalita, dit son père. Ne t’inquiète pas, ma fille.

    Mais un jour, peu de temps après ce curieux rêve, alors qu’elle contemplait l’horizon, Lalita crut deviner au loin de grands oiseaux blancs au-dessus de la mer qui volaient vers elle. Hélas, ce n’étaient pas de majestueux oiseaux mais les voiles blanches d’imposants navires, et à leur bord se trouvaient de mystérieux individus. Lalita eut un frisson, son rêve devenait réalité. Les hommes de l’océan mirent pied à terre. Ils possédaient des haches et ne montraient aucun respect pour la forêt. Ils ne prêtèrent pas attention aux Indiens qui, eux, aimaient les arbres et comprenaient leur langue. Alors les hommes blancs se mirent à abattre les arbres de la forêt, un à un.

    Ils traînaient les arbres morts jusqu’à leurs navires, laissant la terre seule et désolée. La forêt disparue, il ne restait à Lalita que ses yeux pour pleurer. Il n’y avait plus âme qui vive dans la forêt, ni ours pataud ni oiseau gracieux. Le peuple indien aussi fuyait, les vieillards soutenus par leur canne et les bébés dans les bras de leur mère. Lalita ne voulait pas s’enfuir. Son cœur lui disait de rester auprès de ses arbres bien-aimés et de ne pas les abandonner.

    -      -  Je vous rejoindrai plus tard, promit-elle à sa mère.

    Lalita se réfugia dans une grotte. Terrifiée et désespérée, elle vit les hommes blancs détruire la forêt. Elle entendit aussi des sanglots d’enfants. En réalité, c’étaient les cris de douleur des arbres sous les coups de hache. Lalita sentit son cœur se briser. Lalita regarda et écouta jusqu’à ce que les hommes blancs emportent le dernier arbre et disparaissent enfin à leur tour. Elle sortit de son refuge à la tombée de la nuit. Dans le ciel, les étoiles brillaient tels des diamants. Les reflets saphir, rubis et émeraude de l’aurore boréale caressaient les cimes des montagnes.

    Mais Lalita ne voyait rien de ce spectacle.

    Elle pleurait sa forêt dont elle avait connu chaque arbre. Elle pleurait la terre meurtrie qui avait autrefois abrité son peuple. Et ses larmes l’empêchaient aussi de voir le croissant argenté de la lune qui s’élevait dans le ciel et resplendissait dans un silence de mort. Elle était étendue, immobile. Seuls ses longs cheveux noirs ondoyaient sur la terre déserte. Durant sept jours et sept nuits, Lalita resta là. Durant sept jours et sept nuits, Lalita pleura.

    Lalita pleura tant qu’un ruisseau naquit de ses larmes. Du ruisseau jaillit une cascade. Et les larmes de Lalita parcoururent la terre sèche formant de nouvelles rivières. Au matin du huitième jour, un phénomène inattendu se produisit. Un bourgeon apparut le long de la rivière de larmes. Le bourgeon s’épanouit en un perce-neige aussi blanc et doux que la laine d’un agneau. Peu après, il y eut un deuxième perce-neige, puis un autre, et la terre meurtrie finit par être entièrement couverte de pétales blancs comme la neige.

    Mais Lalita ne s’aperçut de rien. Elle pleurait toujours. Ses larmes alimentaient la rivière qui se divisait sans cesse. Ses larmes l’empêchaient de voir les jeunes pousses de chêne ou les petites épines de sapins naissants. Elle ne voyait pas tous ces arbres qui poussaient à ses pieds ou ces fleurs qui apparaissaient entre ses doigts.

    Puis, un jour, au lever du soleil, un chant aussi pur et bouleversant que la musique d’une flûte se fit entendre.

    -     -   Un oiseau ! chuchota Lalita.

    Elle s’arrêta enfin de pleurer et ouvrit les yeux. Sur les branches d’un érable, un rouge-gorge chantait. Elle rit, sauta de joie et tendit le bras. L’oiseau, aussi heureux qu’elle, s’élança dans les airs et vint se poser sur sa main. La forêt revenait à la vie. Ses larmes avaient été sincères, la terre y avait puisé assez d’eau et d’amour pour que la nature jaillisse à nouveau. Cet amour avait permis le retour des animaux, des oiseaux et de sa famille.

    Depuis ce jour, les Indiens affirment que si un amour est fidèle, tout ce qui a été détruit renaîtra de ses cendres et que l’amour l’emportera toujours sur la haine.

     

    Kenneth Steven

    Le songe de la forêt

    Paris, Gründ, 2002

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  • mer-gifs-animes-171813
     

     

    Il était une fois un héros assyrien nommé GILGAMESH...

     Il découvrit et cueillit au fond de la mer l'algue magique qui rend immortel... Malheureusement pour lui, elle lui fut dérobée par des brigands qui, se la disputant, la perdirent à leur tour...

    Aussi retourna-t-elle à l'océan. Tout à fait par hasard, un petit mérou l'avala, comme ça, comme une vulgaire salade.

    Ainsi commença la grande aventure de ce petit poisson.

    NEPTUNE, Grand Maître des mers et des océans, l'invita dans son palais de corail.

    "Petit mérou, lui dit-il, tu es devenu invulnérable grâce à l'algue magique que tu as mangée. Tu es le seul animal immortel des Mers et de la Terre.

    Tu défendras de toutes tes forces notre UNIVERS : LA MER. Je te baptise "DON QUICHOTTE DES MERS".

    Au cours de multiples aventures, Don Quichotte rencontre Dulcinée (une petite girelle) puis Sancho Pança (un Diodon).

    Il assiste impuissant à un "carnage" de sardines par des Barracudas puis à une pêche au chalut.

    Pouvant se transformer en homme, il sauve la race des tortues vertes en protégeant leurs oeufs et leurs jeunes.

    "Aujourd'hui repos, nous allons en Zone neutre décide Don Quichotte". Eh oui, il existe aussi une zone neutre sous la mer ; une sorte de Suisse sous-marine ignorée des hommes.

    Ici, il est interdit de se battre et de s'entre-dévorer sous peine d'être chassé pour toujours.

    Tous les poissons, des plus petits aux plus grands, y viennent chaque année pour se soigner et se reposer.

    Imaginez une immense vallée profonde et limpide dans la Mer de Corail.

    Une houle timide berce de son souffle léger une forêt d'algues géantes où fourmille un monde affairé de poissons et de coquillages.

    Notre ami souffrant de maux d'estomac décide de se rendre au "Centre thermal".

    Il y a foule à l'entrée de la grotte-clinique. Devant petit mérou, un énorme requin-marteau ne cesse de se plaindre.

    "Par Vulcain, que j'ai mal au ventre ! Et tout ça par la faute de ce coquin de pilote. Je suis vieux et myope et cet idiot de poisson m'a fait avaler une amphore en guise de mérou".

    Don Quichotte, respectueux des usages de ce lieu, étouffe à grand peine une formidable envie de rire.

    "Vous devriez, dit-il, vous faire opérer par Poisson-Chirurgien, Acanthurus triostegus, il est, paraît-il, un très grand médecin".

    "Je te remercie du conseil grogne le requin avec un regard mauvais, j'y penserai à l'occasion".

    Enfin, c'est le tour de Don Quichotte. Il est accueilli par une douzaine de girelles en uniforme jaune rayé de noir qui le conduisent à la salle de soins.

    Notre ami est confortablement installé sur un lit de mousse. Il ouvre largement la bouche et ne bouge plus.

    Aussitôt, Thalassoma, le célèbre gastro-entérologue, s'introduit dans son tube digestif et se met à en extraire avec adresse les parasites qui s'y trouvent logés.

    Lorsqu'il a fini son travail, il fait venir son assistante "Labroide". Notre petit mérou est ébloui d'admiration. Comme elle est jolie cette petite infirmière !

    Mademoiselle Labroide se met au travail et après quelques minutes de soins attentifs notre ami se sent tout à fait en forme et ragaillardi.

    Il remercie chaleureusement la douce girelle et se dirige vers la sortie.

    Tout à coup, un hurlement horrible ébranle les murs de l'hôpital.

    Au même instant, des dizaines de petits poissons, en tous points semblables aux labroides, filent à toutes "nageoires" vers la sortie.

    "Arrêtez-les, arrêtez-les, crie Thalassoma. Ce sont encore ces maudites blennies. Elles ont, une fois de plus, trompé notre vigilance. Il faut en finir une fois pour toutes !".

    "Mais que signifie tout ce remue-ménage demande Don Quichotte à son infirmière ?" Celle-ci, frémissante de colère ...

    "Ces poissons sont des brigands et des charlatans ! Ils portent presque le même uniforme que nous.

    Ainsi peuvent-ils "opérer" tout à loisir. Ce ne sont pas des parasites qu'ils enlèvent de la bouche de nos naïfs malades lorsqu'ils s'y introduisent, mais des morceaux de leur chair".

    Abandonnant notre ami interloqué, la douce girelle, devenue furie, se mêle au groupe de ses collègues qui donnent la chasse aux imposteurs.

    "Décidément, se dit Don Quichotte avec amertume, on ne peut être tranquille nulle part en ce bas monde" !

    Après un petit somme, voulant se dégourdir un peu les nageoires, il décide de se promener dans le village.

    En chemin, il rencontre Poisson-Docteur. Celui-ci lui semble très fatigué.

    "Mais qu'avez-vous donc Docteur ? Vous avez bien mauvaise mine, s'inquiète notre ami".

    "En vérité, je suis épuisé répond le médecin. Nous recevons trop de malades et nous ne pouvons les soigner tous.

    Et puis, nous ne parvenons pas à combattre de nouvelles maladies mystérieuses qui font de plus en plus de victimes.

    Voulez-vous m'accompagner dans ma tournée ?".

    "Très volontiers répond Don Quichotte avec empressement".

    "Regardez cette falaise, elle est noire de moules. Eh bien, ce sont toutes des moules malades et vraisemblablement condamnées à mort".

    Poisson-Docteur saisit un coquillage et l'ouvre délicatement devant Don Quichotte. Un dépôt noirâtre tache la robe orange du mollusque.

    "C'est cette substance mystérieuse qui les tue, affirme le médecin des poissons.

    Nous ne savons pas d'où elle provient. Vous savez qu'une moule filtre des centaines de litres d'eau par jour :'ce sont de véritables réservoirs de déchets et de microbes.

    Il est probable que ces coquillages se soient trouvés dans un endroit où leur faculté d'assimilation ait été mise en échec.

    Il en est de même pour les huîtres, les arapèdes, les couteaux, les coquilles Saint-Jacques, les limes, les bigorneaux, etc...".

    "Mais c'est affreux, s'écrie Don Quichotte, avez-vous pensé Docteur à tous les poissons qui se nourrissent de coquillages et de moules, en particulier ?".

    "Bien sûr, bien sûr, dit Poisson-Docteur, avec un triste petit sourire en coin, les mérous, par exemple, en sont très friands, n'est-ce pas ? "

    Don Quichotte rougit de honte.

    "C'est vrai, admet-il, mais nous ne sommes pas les seuls poissons qui mangent des coquillages !

    Et si nous venions à disparaître, ce serait la fin de toute vie sous-marine".

    "En effet, reconnaît Poisson-Docteur, mais qu'y pouvons-nous ?  Ah, voici la pouponnière des homards".

    Cette pouponnière est en fait une immense grotte dans laquelle se trouvent superposés des milliers de curieuses roches percées de petits trous.

    "Chacune de ces petites niches, explique Poisson-Docteur, abrite un bébé homard.

    A l'issue d'une réunion organisée par la L.P.L.S.D.O. (LUTTE POUR LA SURVIE DES OCEANS), nos savants ont décidé de faire construire ces abris car ils ont remarqué que, sur mille larves de homards, seules quatre survivaient.

    L'espèce se trouvait donc en voie de disparition et il était grand temps de trouver une solution pour les protéger".

    Deux grottes plus loin, un vieux crabe de l'Océan Indien, les pinces affublées de ses inséparables anémones qui lui servent de bouclier, discute avec son cousin de Méditerranée.

    Le crabe Indien paraît en pleine forme tandis que le Méditerranéen, pourtant beaucoup plus jeune, peut à peine se déplacer.

    Poisson-Docteur note l'étonnement dans les yeux de Don Quichotte.

    "C'est tout à fait normal, déclare-t-il, la Méditerranée n'est presque plus vivable de nos jours. Il y a trop d'hommes dessus et elle est devenue trop petite pour nous !

    C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons plus nous y développer normalement.

    Par contre, l'Océan Indien n'est pas encore tout à fait envahi.

    C'est ce qui explique la vitalité de ce vieux crabe tellement supérieure à celle de son cousin".

    Don Quichotte prend progressivement conscience de la responsabilité des hommes sur l'équilibre de la NATURE. Cette constatation l'irrite et l'inquiète.

    Il n'entrevoit aucune solution, aucune parade contre l'inexorable extermination.

    Il ne parvient pas à s'expliquer les raisons de l'homme qui s'applique à détruire ou salir sa propre nourriture. Il se rappelle alors les paroles de NEPTUNE :

    "L'homme est capable du meilleur comme du pire !".

    Notre petit mérou se dit avec tristesse que, jusqu'alors, il n'a été témoin que du pire.

    Il décide d'aller chercher la solution du problème sur place, c'est-à-dire chez les hommes.

    Par un subterfuge et grâce à l'aide de Neptune et d'Eole, il amène l'HOMME (personnifié par un capitaine de pêche) à réfléchir.

     

    L'histoire se termine par une déclaration du capitaine : "OCEAN, tu t'es montré clément !

    Nous voulions tout te prendre et tu nous a épargnés. Jamais plus nous n'abuserons de tes bienfaits".

    Tous les marins, toutes les femmes de marins, tous les patrons pêcheurs, tous les riches armateurs se signent.

    Tous ont compris la leçon et tous promettent de respecter cette richesse fabuleuse mais non inépuisable que renferme ... la MER.

    Par A. Benicles   source : http://www.aquaportail.com

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    Je me rappelle avoir été bien étonnée lorsque je lus un jour une histoire qui commençait par ces mots : Du temps où les bêtes parlaient. Les bêtes m’ont toujours répondu lorsque je leur parlais, et je conversais plus facilement avec ma chatte qu’avec ma meilleure amie. Deux fois par an, cette chatte mettait au monde quatre ou cinq chatons.

        — Tu es déjà si maigre, lui disais-je, quand elle venait me chercher pour me les montrer, et te voilà avec une nouvelle famille à nourrir.

        — Je sais bien, me répondait-elle en miaulant. Mais c’est si bon d’être maman ! Tu ne peux pas comprendre. Quand je sens mes petits gorgés de lait, là, bien au chaud contre mon ventre, c’est comme si le soleil luisait au dedans de moi.

        Et elle les retournait pour me montrer combien leurs rayures étaient fines et régulières.

        — N’est-ce pas qu’ils sont gentils ? ajoutait-elle en leur léchant le museau.

        — Ce sont de vrais amours de chatons, j’en conviens. Mais que vais-je faire pour te trouver du lait ? Tu sais bien que notre chèvre est morte et que papa tire le diable par la queue depuis que maman est souvent malade.

        — Sois sans inquiétude, je me débrouillerai. J’ai découvert, dans une grange, de nouveaux nids de souris. Et puis, il y a toujours les grenouilles et même les crapauds.

        — Quoi ! tu mangerais un crapaud !

        — Oh ! je n’en suis pas encore là, reprit-elle en me voyant frémir.

        — En tout cas, tu ferais bien de les cacher, tes petits ; si mon père les découvre, il les noiera.

        — Il dit cela chaque fois, mais qui aurait le cœur de noyer de si beaux chatons !

        Et elle les léchait afin qu’ils deviennent si beaux que personne n’ait le cœur de les noyer.

        — D’ailleurs, je te les confie, ajouta-t-elle. Il ne peut rien leur arriver si tu es auprès d’eux. Je m’en vais chasser du côté de la grange.

        Hélas ! mon père se fâcha quand il découvrit les chatons :

        — Quoi ! Finaude veut donc se faire crever à élever des petits ! Elle est si maigre que la peau lui flotte sur les os, et nous n’avons plus de lait à lui donner. Elle ne pense vraiment qu’à peupler le monde de chats !

        Là-dessus, sans s’inquiéter de mes larmes, il enveloppe la nichée dans un mouchoir rouge dont il noue les quatre coins et le voilà parti. Je m’affalai sur une chaise, pleurant et me bouchant les oreilles. Il me semblait entendre les cris plaintifs sortant du mouchoir, tout le long de la route que suivait mon père. Quand il rentra, sa colère était tombée. Il avait la même figure que le jour où nous avions perdu notre chèvre. Je pleurais toujours et je remarquai qu’il se détournait pour cacher sa tristesse. Machinalement, il sortit le mouchoir de sa poche. Et comme il le portait à son front, il le rejeta avec horreur et sortit.

        — Mon Dieu ! que vais-je répondre à Finaude quand elle me demandera où sont ses petits ? Que vais-je lui répondre ?

        Je n’eus guère le temps d’y penser. Finaude venait de surgir dans la cuisine, la queue droite et vibrante, les poils trempés et collés au corps. Elle vint vers moi, ses yeux jaunes encore agrandis par l’angoisse. Elle savait tout : inutile de lui mentir. J’étais si émue que je ne pouvais articuler un mot. Finaude aussi du reste, semblait avoir perdu l’usage de la parole. Elle se frotta contre mes jambes, se dirigea vers la porte et me regarda avec des yeux suppliants. Elle refit plusieurs fois ce manège et je compris qu’elle me demandait de l’accompagner.

        Je saute dans mes sabots et me voici suivant la chatte à travers le jardin. Elle marche devant moi, la queue tendue à se rompre.

        — Vite, vite ! semble-t-elle répéter à chaque miaulement.

        Elle a bientôt dix, vingt, trente mètres d’avance. De temps en temps, elle se retourne, s’efforce de m’attendre ; mais folle d’énervement, elle ne peut tenir en place et repart de plus belle. Elle est déjà devant la rangée de saules qui borde la prairie que je suis encore au milieu du champ de trèfle. J’entre dans la prairie ; elle se met à courir. Je cours derrière elle ; en quelques bonds, elle gagne le bord de la Glune et disparaît.

        J’atteins à mon tour la rivière. Finaude, elle, a bondi sur une sorte d’îlot formé d’herbes aquatiques et de branches mortes entrelacées où ses petits se sont accrochés après avoir tourbillonné au-dessus du gouffre. Les pattes submergées, elle essaie vainement de les tirer de leur position critique.

        — Dépêche-toi, miaule-t-elle. Dépêche-toi, ils vivent encore !

        Je ne fais ni une ni deux ; j’enlève mes sabots et entre dans l’eau au risque de mouiller ma jupe. Je dégage les chatons du filet de branchettes où ils sont emprisonnés et les ramène, couverts de vase, sur la rive. Finaude se précipite, les lèche, s’applique à nettoyer leurs narines tandis que je les frotte avec de l’herbe sèche pour les réchauffer.

        — Si c’est permis, l’entends-je grommeler, de jeter à l’eau d’innocents chatons !

        — Allons, Finaude, calme-toi. Tu connais mon père. Il est colérique. Il a eu beaucoup de soucis ces derniers temps. Si tu avais pu le voir quand il est rentré, tu aurais pitié de lui.

        — Oui, mais il est heureux que j’aie entendu mes petits crier sur le chemin et que je l’aie suivi jusqu’ici.

        — Je suis sûre qu’il le regrette, va. Mais qu’allons-nous faire à présent ?

        Nous décidâmes que je rapporterais les petits dans mon tablier et que nous les cacherions dans le fenil où personne ne pénétrait plus depuis la mort de notre chèvre.

     

     

        C’est ainsi que durant trois semaines, je montai plusieurs fois par jour sur l’échelle du fenil pour bavarder avec Finaude. J’étais même parvenue à lui procurer un peu de lait, cadeau d’une voisine pour qui je faisais des courses.

        — Quand je pense, me disait la chatte, que j’ai failli perdre de pareils chatons ! Regarde-les et dis-moi si tu n’en as jamais vu de plus mignons.

        C’était vrai. Ils étaient adorables ! Ils grimpaient sur son dos, s’amusaient avec sa queue, mordillaient ses oreilles en lui contant toutes sortes de choses si douées et si tendres à écouter pour une maman. Tout en les caressant, j’essayais de faire admettre par Finaude un projet que je mûrissais depuis quelque temps. Mais elle était devenue si méfiante qu’il me fallut plus d’une semaine pour la persuader d’accepter.

        Mon père venait de liquider la note du médecin et il avait retrouvé sa bonne humeur. Cela le chagrinait pourtant de voir Finaude l’éviter. Elle ne venait plus, comme autrefois, s’endormir avec confiance sur ses genoux tandis qu’il fumait sa pipe. Il s’étonnait que la chatte fût si peu à la maison et il pensait qu’elle lui gardait rancune.

        — Ma foi, elle est toujours aussi maigre, me disait-il, et je me demande ce qui m’a pris d’aller noyer ses petits.

     

     

        Enfin, le dimanche choisi par Finaude arriva, un beau dimanche plein d’oiseaux et de soleil. Dès le matin, je fus prise d’une sorte de fièvre. Je suppliai tellement ma mère de me laisser faire des galettes qu’elle finit par accepter.

        — Quelle folie ! s’écriait ma mère.

        — Si, si, tu verras, lui disais-je. Je veux vous préparer une fête, à papa et à toi.

        — Il n’y a pas de fête à cette époque, répétait ma mère.

        — Si, si, affirmai-je, laisse-moi faire.

        — Eh bien, qu’elle prépare sa fête ! conclut mon père.

        Jamais plus sans doute je ne réussirai d’aussi belles galettes que ce dimanche-là. L’après-midi, je dressai moi-même la table pour le goûter. J’étais toujours aussi folle : je chantais, je riais, je dansais. Intrigués par ma joie, mes parents se regardaient parfois avec un air interrogateur.

        — Et maintenant, vite, mettez-vous à table.

        A l’heure convenue, juste au moment où le clocher sonne les vêpres, voilà Finaude qui entre dans la cuisine, escortée de ses quatre chatons gambadant autour d’elle. Mon père devint pâle comme s’il voyait des revenants.

        — Ce sont bien eux, murmura-t-il, trois tigrés et un noir avec une tache blanche… Comment est-ce possible !

        Déjà Finaude avait saisi le plus beau dans sa gueule. Elle se dirigea vers mon père, sauta sur lui et déposa son petit sur ses genoux pour lui montrer qu’elle lui pardonnait. Mon père se mit à pleurer. Ma mère se leva pour le réconforter. Mais elle n’y parvint pas, et, impressionnée, pleura à son tour. Moi-même, les voyant pleurer tous les deux, je finis par pleurer… Et je vous le jure que je vis deux grosses larmes dans les yeux de Finaude.

        Quand nous voulûmes manger les galettes, le café était froid. Pensez donc ! Il m’avait fallu raconter l’histoire par le menu et nous n’en finissions pas de jouer avec ces petits chats qui avaient vu la mort de si près. On les avait mis tous les quatre sur la table, seules. Finaude, raisonnable comme une bonne mère, mais un peu inquiète tout de même de nous voir si fous, miaulait doucement.

        — Attention, n’allez pas leur faire du mal, surtout !

        C’est pourquoi, si vous lisez un jour une histoire qui commence par ces mots : « Du temps où les bêtes parlaient», dites-vous bien que cette histoire est vraie.

     

    Maurice Carême Du temps où les bêtes parlaient : Contes et Poèmes

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  •  
    Il y a très longtemps, au Japon, vivait un tailleur de voiles solitaire appelé Osamu. Sa maison se trouvait loin au-dessus de la mer, sur le sommet d’une colline. C’est là qu’il tissait ses voiles en regardant les marais salants où s’ébattaient des grues. Tout en cousant et filant, il se disait souvent :
    « Comme les grues sont belles. De tous les oiseaux, ce sont elles qui ressemblent le plus aux voiles des bateaux. Le vent gonfle leurs ailes. »
    Toute sa vie Osamu avait souhaité rencontrer une femme qui le réconforte lors des longues heures passées à tisser. Mais il ne possédait pas grand-chose d’autre qu’une marmite et une théière, et ses chances de trouver une épouse étaient bien minces.
    Vint l’automne, la saison des orages. Les feuilles tombaient sur le porche de la maison. Une nuit, alors que le vent hurlait, Osamu entendit frapper à sa porte. Curieux, il alla voir, et découvrit une grande grue, assommée et immobile.
    « Pauvre bête ! » s’écria-t-il à genoux. Osamu replia doucement les ailes froissées et la transporta chez lui. Comme elle était légère ! Et fragile ! Stupéfait, il réchauffa le bel oiseau auprès du feu, lui lissant les plumes. Bientôt, elle ouvrit des yeux noirs et brillants. Pendant trois jours, Osamu la soigna. Puis, il la vit s’envoler.
    Le temps passa et, une nuit, une grande tempête éclata en mer. À travers la pluie battante, Osamu entendit frapper à sa porte.
    « Qui est-ce ? » demanda-t-il. Une belle jeune femme le dévisagea, de ses yeux noirs et brillants.
    « Qui es-tu ? » dit-il, surpris.
    « Laisse-moi entrer ! » implora la jeune femme, grelottante dans ses vêtements mouillés.
    « Oh ! Pardonne-moi. Entre, je t’en prie. » Et Osamu s’inclina à genoux tandis qu’elle avançait. Jamais de toute sa vie il n’avait approché une aussi jolie jeune femme.
    Osamu servit du riz et du thé à la jeune femme, et un petit morceau de ce précieux poisson que lui avaient donné les pêcheurs. Elle s’arrêta de grelotter. Ils étaient à genoux, l’un à côté de l’autre. La flamme de la lampe vacilla. Il finit par retrouver ses mots. Comment était-elle arrivée chez lui ? Où se trouvait sa famille ? D’où venait-elle ? Osamu lui posa beaucoup de questions, mais tout ce que la jeune femme voulut bien lui dire, c’était qu’elle s’appelait Yukiko.
    Le temps passa. Dehors, le gel couvrit les branches noires, et Yukiko était toujours là. Osamu n’osait rêver qu’elle reste. Et il avait peur de lui demander de l’épouser. Il était si pauvre… Tandis que les jours passaient, l’amour grandit entre eux. Sans un mot, Yukiko devint sa femme.
    Mais Osamu restait un pauvre tailleur de voiles. Et arriva le moment où dans la petite maison au-dessus des marais, il n’y eut plus assez de nourriture pour eux deux. Yukiko s’en rendit compte. Elle dit à son mari : « Je vais te tisser une voile magique, que tu pourras aller vendre au village en bas. »
    « Tu peux tisser une voile magique ? »
    Elle poussa le paravent à travers la chambre, pour cacher le métier à tisser qui se trouvait près de la fenêtre. « Oui, mais promets-moi de ne jamais me regarder travailler », dit-elle.
    « Pourquoi ? » demanda Osamu.
    « Promets-moi », insista Yukiko.
    Et Osamu promit.
    Yukiko se mit au travail. Osamu entendait la navette glisser et le métier à tisser basculer. Les heures passaient. La nuit tombait. Osamu s’endormit. À l’aube, Yukiko travaillait toujours derrière le paravent. Lorsqu’enfin elle réapparut, Yukiko semblait très fatiguée. « C’est normal », se dit Osamu. « Elle a travaillé toute la nuit. »
    Mais lorsque Yukiko lui mit la voile dans les bras, il oublia tout. Bien qu’extrêmement solide, la voile ne pesait presque rien. Un souffle venu de très loin s’échappait d’entre ses plis. Osamu écouta de plus près. Il écarquilla les yeux. Yukiko avait tissé du vent ! Osamu courut jusqu’au port avec la voile magique. Il la montra à tous et en reçut assez d’or pour vivre une demi-année ! Fou de joie, il se précipita chez lui. Yukiko souriait.
    Le temps passa. Et arriva le printemps. La pluie tomba, les marais reverdirent. Et les grues furent de retour. À la fin du printemps, l’or avait disparu. Osama et Yukiko eurent faim une nouvelle fois. Et Osama dit : « Yukiko, tu devais tisser une autre voile magique. »
    « Oh, mon homme, je ne pourrais pas », répondit-elle. « Ça m’épuise, de tisser des voiles pareilles. Ça me fait peur. »
    « Mais, femme, je t’en prie ! Une de plus ! Je ne t’en demanderai pas d’autre ! » insista Osamu.
    Yukiko l’aimait.
    « Ne regarde pas », dit-elle. Et elle disparut derrière le paravent.
    Une journée entière s’écoula.
    « Yukiko ! » appela Osamu. « Veux-tu de l’eau ? Ou du riz ? » Pour seule réponse, il entendit le balancement du métier à tisser.
    À la fin du deuxième jour, Yukiko réapparut, épuisée, tenant une seconde voile. Plus belle que la première, elle aussi haussait comme le vent. Ne pensant qu’à l’or, Osamu courut au village vendre la voile. Tout le monde louait son talent, car il n’avait dit à personne que c’était Yukiko qui avait tissé ces voiles. Il reçut assez d’or pour vivre six longs mois.
    Le temps passa. Et revint l’automne, la saison des tempêtes. Les grues, dans les marais, grandissaient. Elles ébouriffaient leurs plumes parmi les joncs et les feuilles.Un jour, alors qu’Osamu se trouvait au village, arriva un gros navire marchand. Un grand capitaine en sortit. C’était un riche commerçant. Le capitaine questionna les pêcheurs dans le port, et tous lui indiquèrent Osamu.
    « J’ai longtemps navigué pour te trouver, Osamu », dit le capitaine. « Je veux que tu tisses une voile magique pour mon bateau. »
    Osamu pensa à Yukiko et à la promesse qu’il lui avait faite. « Je ne peux pas », répondit-il. « Je n’en réaliserai pas d’autre. »
    Le capitaine éclata de rire. « Allons, Osamu, je te donnerai assez d’or pour que tu ne doives plus jamais travailler ! »
    De l’or pour une vie entière...,se dit Osamu. Il courut à la maison. « Yukiko ! Il y a un homme au port qui nous donnera de l’or pour une vie entière... si tu tisses une autre voile. »
    La crainte saisit Yukiko. « Non, Osamu, je suis désolée ! »
    « Yukiko ! De l’or pour toute une vie ! Tu comprends ? Nous n’aurons plus jamais faim. »
    Mais ces voiles, Osamu, elles me coûtent si cher. Elles me prennent le meilleur de moi-même.
    Osamu fronça les sourcils. « Yukiko, tu es ma femme ! » dit-il d’une voix sourde. « Tu dois m’obéir ! » Yukiko se mit à gémir. « Bien », fit-elle en tremblant, « mais promets-moi de ne pas regarder. »
    « Je te le promets ! Vas-y ! Tisse-moi cette voile ! »
    Yukiko poussa le paravent à travers la pièce et disparut. Osamu sortit de la maison. Il regardait le navire à l’ancre dans le port. Une journée s’écoula. Puis une autre. Yukiko travaillait toujours. Un troisième jour passa. Elle n’avait jamais travaillé aussi longtemps. Mais que fait-elle ? se demanda Osamu.
    « Yukiko ! » appela-t-il. « Veux-tu du thé ? Du riz ? » Mais elle ne répondit pas. Pourquoi, se demandait Osamu, Yukiko serait-elle la seule à savoir glisser des voiles magiques ? Pourquoi n’apprendrais-je pas, moi aussi, comment tisser le vent ? Je pourrais réaliser de nombreuses voiles, et épargner à Yukiko le travail dont elle ne veut plus. Il pouvait entendre glisser la navette et basculer le métier à tisser. « Yukiko ! Réponds-moi ! »
    Incapable de se maîtriser plus longtemps, Osamu contourna le paravent. Un long bec se balança devant lui. Des yeux noirs et tristes le dévisageaient. C’était la grue qu’il avait recueillie et soignée.
    « Yukiko ! »
    L’oiseau tissait ses propres plumes. Blanches et mêlées de vent, elles formaient une voile tremblante.
    « Yukiko ! » cria Osamu. Mais, pour seule réponse, la femme oiseau fit un bruit étouffé, comme le ronronnement d’un chat dans les roseaux. Alors, elle ouvrit ses ailes abîmées, se glissa par la fenêtre et s’envola. Osamu ne la revit jamais. Il tissa de simples voiles jusqu’à la fin de ses jours, là, à sa fenêtre, en regardant les marais et les grues. Et chaque automne, à la saison des orages, il attendait que quelqu’un frappe à sa porte.


    Odds Bodkin ; Gennadij Spirin
    La femme oiseau
    Paris, Éd. Casterman, 1998


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  • LA ROUTE DE L’HOMME

     

    Le chemin que l’homme tout nu, avait pris en venant au monde et qu’il avait monté d’année en année jusqu’au milieu de sa vie, d’année en année, il le descendra pour revenir tout nu à son point de départ.

     

    Peu à peu, il avait grandi, élevé à sa taille au-dessus de la terre ; peu à peu, il rapetissera et vers la terre se courbera.

     

    Peu à peu, il avait ouvert ses sens, l’ouïe, la vue et tous les autres, comme des fenêtres, le matin ;

    Peu à peu, l’un après l’autre, il les refermera comme des fenêtres le soir.

     

    Un peu plus, chaque jour, il avait amassé dans sa mémoire toutes sortes de sciences ; elles s’échapperont de sa mémoire chaque jour un peu plus.

     

    Un peu plus, chaque jour, ses jambes étaient devenues solides, ses mains adroites, sa langue habile, riche en paroles ;

    Ses jambes deviendront faibles, ses mains maladroites, sa langue, pauvre, embarrassée, chaque jour un peu plus.

     

    Un jour, il avait su parler ; un jour, il ne saura plus.

    Un jour, il était descendu des bras de sa mère et il avait marché seul : un jour, il cessera de marcher seul et s’appuiera au bras de sa fille.

     

    Un jour, il n’était pas encore sorti de son berceau et une femme, de temps en temps, le prenait pour l’allaiter et changer ses langes ; un jour, il ne quittera plus son lit et une femme, de temps en temps, viendra le nettoyer et lui donner à boire.

     

    Un jour, pour la première fois, il avait ouvert les yeux et il avait vu ; un jour, pour la dernière fois, il fermera les yeux et ne verra plus.

     

    Un jour, pour la première fois, il avait aspiré l’air de ce monde et il était né ; un jour, pour la dernière fois, il expirera l’air de ce monde et il sera mort.

     

    Un jour, avant tous ses jours, il avait passé de longs mois dans l’obscurité de sa mure à former ses os et sa chair et composer son corps d’homme ; un jour, après tous ses jours, il passera de son corps d’homme ; un jour, après tous ses jours, il passera de longs mois dans l’obscurité de la terre à décomposer son corps d’homme et défaire sa chair et ses os.

     

    Un jour, avant tous ses jours, il était sorti de son père comme une petite graine de vie ; un jour, après tous ses jours, il rentrera dans le Père des pères pour être engendré de nouveau à la vie éternelle.

     

                                                                                                  Marie Noël

     

    soleil
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