•  

    Il était une fois, dans un certain village, un pauvre barbier qui ne gagnait pas assez d’argent pour donner à sa femme tout ce qui lui était nécessaire.

    Les scènes étaient fréquentes dans la maison de ce pauvre barbier ! Sa femme n’avait pas une langue de miel et ses paroles amères résonnaient longtemps dans le cœur de son pauvre mari.

    Un jour, excédé, celui-ci la quitta pour aller s’établir ailleurs. Il n’emporta rien, sauf ses instruments de barbier, qu’il mit dans un sac.

    Tout le long du jour, il traversa des villages et arriva vers le soir dans une plaine déserte. Alentour, aucune maison !

    Le barbier décida de passer la nuit couché sous un manguier et de continuer son voyage dès l’aube.

    Or, ce manguier était habité par un lutin et, quand ce lutin vit un homme installé tranquillement sous son arbre, il fut si exaspéré qu’il eut envie de l’empoigner et de le lancer, telle une balle, à travers les champs. Il descendit don de son arbre, se posta devant lui et dit :

    « Hé ! barbier, comment oses-tu t’asseoir sous mon manguier ? Va-t’en tout de suite, sinon je te tuerai. »

    Le barbier conserva toute sa présence d’esprit.

    « Tais-toi, lutin malfaisant, lui dit-il ; si tu savais combien de lutins j’ai déjà attrapés et mis dans mon sac ! Je suis bien content d’être venu ici et de t’avoir rencontré, il me manquait justement un lutin pour compléter la centaine ! »

    Tout en parlant, il avait sorti de son sac un petit miroir qu’il plaça soudain devant le lutin. Celui-ci, apercevant tout d’un coup devant lui le reflet de son visage, crut que c’était la tête d’un autre lutin et que le barbier disait la vérité.

    Il fut très effrayé.

    « Seigneur barbier, dit-il, je t’en prie, ne me mets pas dans ton sac ; je ferai tout ce que tu voudras.

    - On ne peut pas se fier à vous autres lutins, répliqua l’homme ; vous êtes une bande de créatures sans foi ni loi.

    - Aie pitié de moi ; et si je ne tiens pas ma promesse, alors seulement tu m’enfermeras dans ce terrible sac : mets-moi à l’épreuve, supplia le lutin.

    - Très bien, dit le barbier ; va-t’en et rapporte-moi le plus vite possible un sac plein d’or ; puis, avant le lever du soleil, tu construiras un grenier auprès de ma maison. Si tu n’exécutes pas mes ordres, floup, je te fourre dans mon sac.

    - Bien, seigneur », dit le lutin, et il disparut.

    Quelques minutes plus tard, il était de retour, portant sur son dos un gros sac qu’il déposa aussitôt aux pieds du barbier.

    Les yeux de l’homme brillèrent de plaisir quand il ouvrit le sac et aperçut toutes les pièces d’or.

    Il rentra chez lui, après avoir bien recommandé au lutin de ne pas oublier son autre promesse.

    A peine le barbier avait-il quitté sa femme que celle-ci, désolée, se reprocha sa dureté à son égard.

    Regrettant amèrement tous ses torts, elle passa la nuit à la porte de sa cabane, se demandant s’il reviendrait et se lamentant à haute voix :

    «  Ah ! ah ! que je suis malheureuse ! gémissait-elle ; il était si bon, il était si doux ; jamais une parole amère, jamais un reproche ; hélas ! je suis peut-être déjà veuve et, tandis que les bêtes féroces dévorent son cadavre, je suis seule ici, n’ayant même pas la consolation de pouvoir me jeter dans son bûcher funéraire Et tout est ma faute. Ah ! ah ! je renaîtrai dans le corps d’une chienne, et ce sera une punition bien méritée. « 

    Tout à coup elle aperçut, éclairée par la lune, la silhouette de son mari, portant un gros sac : elle se précipita vers lui et l’aida à porter son fardeau. puis, dans le silence de leur petite cabane, le barbier raconta à sa femme heureuse tout ce qui lui était arrivé.

    La nuit suivante, le lutin fut très affairé : il construisit hâtivement un beau grenier et l’emplit de riz et d’autres grains. Jusqu’au petit jour, on l’entendit battre et cogner.

    Et le matin les voisins émerveillés virent, adossé à la pauvre maison du barbier, un superbe grenier, plein de grains.

    Le lutin, fatigué, passa la journée à dormir sur son arbre. Il y reçut la visite de son oncle, qui lui demanda la cause de sa grande lassitude.

    Et le lutin lui raconta comment il avait failli être enfermé dans le sac du barbier.

    « Mon cher neveu, tu es un sot, tu as été dupé. Jamais un homme n’a capturé un lutin, mon pauvre neveu simple d’esprit.

    - Tu mets vraiment en doute la puissance de ce barbier ? Demanda le neveu.

    - Oui, petit, et ton oncle peut se vanter de posséder quelque intelligence, dit le vieux lutin en souriant d’un air satisfait

    - Eh bien, viens avec moi et tu verras », dit le neveu.

    Et il l’emmena chez le barbier.

    Par la fenêtre, les deux lutins regardèrent à l’intérieur de la maison.

    Le barbier ne tarda pas à les apercevoir ; devinant de quoi il s’agissait, il braqua subitement son miroir sous le nez de l’oncle, en lui disant :

    - Allons, viens, je vais mettre ta précieuse personne à l’abri dans ce sac. »

    L’oncle apercevant le reflet de son visage, eut tellement peur qu’il prît les jambes à son cou et se sauva.

    « Attends-moi, mon oncle, arrête, attends-moi ! » criait le neveu en essayant de le suivre.

    Mais l’oncle est un lutin qui ne se laisse jamais duper : il n’écoute pas son neveu. Il court de plus en pus vite pour se mettre à l’abri Il court encore !...

    Le barbier et sa femme vécurent heureux jusqu’à un âge très avancé.

     

    Tapanmohan Chatterji

    extrait de « Les contes du Petit Peuple »

    de Pierre DUBOIS

     

    Les Contes du Petit Peuple - ANTHOLOGIE - Fiche livre - Critiques -  Adaptations - nooSFere


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  •  

    Vous vous rappelez tous l’année 1871, l’année de la grande guerre J’étais alors journalier trois jours de la semaine au Kergoz, et les trois autres jours, à Renefaouès, en Plouaret.

    Je dus partir aussi pour l’armée, comme les autres hommes de mon âge. Cela ne me fit pas grand effet, de partir, attendu que toute la jeunesse du pays partait avec moi et que nous nous connaissions presque tous. Cependant, quand je vis ma mère pleurer, je me sentis aussi des larmes ayx yeux ; mais, une fois en route, ce fut fini, et je chantai même avec les autres. Notre campagne ne fut pas de longue durée ; sept semaines seulement. Nous allâmes jusqu’à une ville nommée Vire, en Normandie, et passâmes par beaucoup d’autres villes, dont je ne me rappelle plus les noms.

    Bien que mon absence n’eût pas été longue, quand je retournai au pays, mes places au Kergoz et à Runefaouès étaient déjà occupées par d’autres, et me voilà sans travail.

    Un dimanche que je revenais de la messe matinale, je rencontrai au Rubezenn Pauline Le Dantec, qui se rendait à la grand-messe, et, comme elle savait que j’étais sans ouvrage, elle me dit :

    « Si tu veux, Jean, tu viendras travailler chez moi, à Rune-Riou, trois jours la semaine, jusqu’à ce que tu aies trouvé une autre place ? »

    Je m’empressai d’accepter, et j’allai donc trois jours la semaine à Rune-Riou. Je venais coucher, toutes les nuits, chez ma mère, à Rune-ann-Igolenn. Les chemins sont mauvais, en hiver, comme vous le savez, entre Rune-Riou et Rune-ann-Igolenn, et une nuit qu’il pleuvait à verse, Pauline me dit :

    « Si tu veux, Jean, quand il fera mauvais temps, comme aujourd’hui, tu resteras coucher à Rune-Riou ; mais il te faudra coucher au fournil, où il y a un lit inoccupé ? »

    Je m’empressai d’accepter.

    Personne, à Rune-Riou, ne voulait coucher dans ce fournil, parce que les lutins, ou les démons ou les revenants, on ne sait pas bien lesquels, y faisaient, la nuit, un vacarme d’enfer et jouaient toutes sortes de mauvais tours à ceux qui osaient s’y aventurer J’avais bien entendu parler des lutins de l’ancien manoir de Rune-Riou, comme tout le monde, dans la commune ; mais l’ancienne maison avait été démolie et remplacée par une autre, toute neuve, et je pensais que les lutins avaient abandonné les lieux. Ils n’avaient fait que changer de logement, et s’étaient retirés dans le fournil, ce que j’ignorais.

    J’avais couché trois nuits, tranquille et sans entendre le moindre bruit. On me demandait bien, le matin, avec un sourire malin, si j’avais bien dormi ; mais, comme je ne me doutais de rien, je n’y attachais aucune conséquence.

    La quatrième nuit, peu après m’être mis au lit, j’entendis un bruit singulier, ragn ! ragn ! ragn !, comme de quelqu’un qui rongerait de vieilles croûtes de pain ; puis je pensai que c’étaient des rats, qui rangeaient des planches, et je frappai fortement sur le bois du lit pour les faire taire. Mais le bruit continuait plus fort, et j’allais parler et demander ce qui faisant ce bruit et prier qu’on me laissât dormir tranquille, lorsque je songeai :

    « Bah ! qu’est-ce que cela me fait, ce qui cause ce bruit ? Je n’ai qu’à dormir, puisque je suis au lit pour cela. »

    Mais aussitôt la couette de balle d’avoine que j’avais sur les pieds fut enlevée et lancée au loin

    « C’est toi qui es là, m’écriai-je, sauvage Marjo ? Tâche de me laisser dormir tranquille, ou je vais te caresser le dos avec une trique. »

    Je croyais avoir affaire à Jeanne Marjo, une fille brusque et d’allures masculines, alors servante à Rune-Riou, et qui était venue essayer de me faire peur. Je n’obtins pas de réponse. Je me levai alors et pris la couette de balle d’avoine, que je replaçai sur mon lit. Mais à peine y étais-je rentré que la couette et les couvertures furent encore enlevées. Et je criai de nouveau, toujours persuadé que c’était la Marjo qui me taquinait ainsi :

    « Pour le coup, tu ne m’enlèveras plus mes couvertures ! »

    Et je les repris, et les serrai fortement autour de mon corps Mais elles furent encore enlevées facilement et lancées à l’autre bout du fournil. Je compris, alors, que ce n’était pas la Marjo. Je ne dis rien, pour le coup, et n’osai point aller reprendre mes couvertures. Je me rappelai tout ce que j’avais entendu raconter des lutins de Rune-Riou, et je fus convaincu que c’était à eux que j’avais affaire, et peu s’en fallut que je ne mourusse, cette nuit, de peur et de froid, car c’était au mois de décembre. Au point du jour, quand je me levai, je vis la couette et les couvertures sur l’aire du fournil, et je les y laissai.

    Je ne dis rien, pendant le déjeuner, de ce qui m’était arrivé, mais, toute la journée, à mon travail, je fus triste, rêveur et silencieux.

    Le soir, à souper, Pauline me demanda :

    « Pourquoi es-tu si triste, Jean ? Est-ce que tu es malade ?

    - Non, répondis-je, je ne suis pas malade.

    - Tu auras vu les lutins, peut-être ?

    - Je ne les ai pas vus, mais ils m’ont assez tourmenté, cette nuit.

    - Vraiment ? Raconte-nous cela. »

    Et je racontais ce qui m’était arrivé.

    Et je n’allai plus coucher au fournil de Rune-Riou. Je préférais venir passer la nuit à Rune-ann-Igolenne, quelques mauvais que fussent le temps et les chemins.

     

                                                           François-Marie LUZEL

                                           extrait de « Les contes du Petit Peuple »

                                                           de Pierre DUBOIS

     

    Les Contes du Petit Peuple - ANTHOLOGIE - Fiche livre - Critiques -  Adaptations - nooSFere


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  • Pour ceux qui veulent juste écouter l'histoire de Noël .... joliment racontée, chantée, interprétée. Un vrai instant de rêve pour tous, croyants ou non.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=UsxfZ3cX3Do

     

    Belle nuit de Noël à tous !

     

     L'histoire de Noël racontée par ANA

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  •  

    Si par un beau soir d’été une gentille fée se glissait jusqu’à vous, sur un rayon de lune, et vous disait tout bas : « Enfant, je veux te rendre heureux, que désires-tu ? Choisis. »

    Avant de lui répondre, écoutez mon récit.

    C’état par une froide soirée de décembre, le vent pleurait dans les sapins et la neige fouettait les vitres d’une pauvre hutte du nord de la Finlande.

    La famille de Sanders le bûcheron était assemblée autour du foyer, sur lequel mijotait une marmite de gruau.

    Sanders tressait des paniers, la mère mettait le couvert, mère-grand tournait son rouet, et l’aïeul racontait une légende bien noire aux quatre petits enfants qui, muets de frayeur, se serraient les uns contre les autres.

    On en était à l’endroit le plus intéressant du récit.

    Le vieux père disait :

    « Le lutin Favolet, ayant entendu geindre et pleurer l’enfant méchant et volontaire, était entré doucement, et le prenant entre ses doigts velus il le coupa en quatre morceaux, et se mit à le manger à belles dents. »

    Mais soudain le vieillard s’interrompt, la mère pousse un cri d’effroi, le père quitte ses paniers, mère-grand lève les bras vers le ciel, et les enfants tombent à genoux.

    Le lutin Favolet, avec son bonnet vert, son poil fauve, ses yeux ronds et sa robe écarlate, tel enfin que le décrivait la légende, était entré doucement et s’était assis à la table du bûcheron, où il mangeait de grand appétit des pommes de terre, qu’il retirait prestement de la cendre, en écoutant d’un air narquois le récit du vieillard.

    Cependant l’aîné des quatre frères, dominant sa terreur, osa dire humblement :

    « Seigneur Favolet, ne mange ni mes frères, ni moi, nous ne sommes pas méchants.

    - Ta requête me plait, répondit le lutin ; rassure-toi, j en’ai pas faim de ta chair, puisque je mange ton souper. »

    Et il se remit à peler et à manger ses pommes de terre. Tous le regardaient, n’osant pas bouger.

    Pourtant il se leva, et sautant sur la table, il s’assit à la façon des singes, les jambes élevées, les coudes appuyés sur les genoux et la tête perdue dans ses longs doigts crochus. Il se prit à regarder les enfants avec un sourire qui fit frissonner la pauvre mère.

    « Vous me semblez une brave famille, dit-il enfin ; l’on m’a fait plus diable que je ne suis noir ; la preuve, c’est que je vous veux du bien. Voyons, toi qui sais si bien dire, Christiern, mon gars, que souhaites-tu ?

    - Devenir un bon ouvrier, comme mon père, répondit résolument l’aîné des marmots.

    - Et toi Zulric ? reprit le lutin.

    - Avoir toujours grand-père pour me dire ses beaux contes.

    - Et toi Carle ?

    - Vivre ici avec mon père, ma mère, mère-grand, bon-père et mes frères.

    - Moi, s’écria le petit Pétrovitz, je veux ma pleine assiettée de gruau et mon lit bien chauffé. »

    Le lutin rit doucement dans sa barbe.

    « Par ma foi, Sanders, dit-il au père des marmots, tu élèves sagement tes enfants. Or, veux-tu que je te donne un royaume ?

    - Un royaume ! oh ! non pas, dit Sanders ; mon travail suffit à mes besoins, ma ménagère est douce, mes enfants sont dociles, mon vieux père est content. Si j’étais roi, hélas ! Que de soucis n’aurais-je point !

    - Veux-tu des bijoux, des parures, toi Christiana ma mie ?

    - Qu’en ferais-je, n’ai-je pas mes enfants ?

    - Diable ! voilà une réponse qui vaut celle de la mère des Gracques… J’ai fait le tour du monde sans trouver vos pareils, et je vois ici ce que je n’ai jamais vu sous le ciel : des gens satisfaits de leur sort… Ainsi vous refusez mes présents.

    - Gard pour d’autres, ô Favolet, les biens que tu nous offres, dit l’aïeul à son tour ; nous sommes heureux, les trésors de la terre ne sauraient nous donner davantage.

    - Tu dis vrais, ô vieillard ! tu sais te contenter de peu. Cette science est la cléf d’or qui conduit au bonheur. Je lègue à ta famille jusqu’au dernier des âges, le plus précieux des dons : la simplicité de l’esprit et du cœur

    - Merci, seigneur Favolet », s’écrièrent à la fois le père et les enfants.

    Le lutin disparut, et tous répétaient encore : « Salut et grand merci au Seigneur Favolet. »

     

                                           Gérard de Rode

                            extrait de « Les Contes du Petit peuple » de Pierre Dubois.

     

    Les Contes du Petit Peuple - ANTHOLOGIE - Fiche livre - Critiques -  Adaptations - nooSFere

     

     

    Favolet le lutin

     

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  • Le Père Noël du nouveau millénaire – Bernard Clavel

     

    Il y a une règle que nous sommes nombreux à avoir oubliée : on change de Père Noël à chaque nouveau millénaire. Le premier est entré en fonction en l’an 0. Le deuxième en l’an 1000. Qui n’a pas croisé ce bon vieux, pas trop usé bien que sur le point de prendre sa retraite ? Aussi était-il prévu que son successeur débarque, début novembre, dans le Grand Nord. Deux mois, ce n’est pas de trop pour faire l’inventaire, regarder les registres comptables et les fichiers d’adresses. D’autant qu’il faudrait aussi examiner le matériel et les locaux. Puis le nouveau partirait pour sa première tournée avec le vieux.

    Lundi 1er novembre 1999 : arrivée en trombe du remplaçant. Vêtu d’une combinaison matelassée rouge et coiffée d’un énorme casque intégral de la même couleur, il chevauche une motoneige de quarante chevaux dont le moteur tourne sans faire plus de bruit que la respiration d’un bœuf de labour. Il est 8 heures du matin. L’homme frappe à la porte de la cabane du Père Noël…

    - Entrez ! Entrez ! crie joyeusement le vieux avant de se figer, les mains sur sa grosse poitrine :

    - Seigneur ! Un monstre !

    L’autre part d’un grand éclat de rire et retire son casque en lançant :

    - Pas plus monstre que toi, grand-père !

    - Mais… Mais… Je… Je…

    - Y’a quelque chose qui t’gêne ?

    - Je… J’attendais mon successeur.

    - Le voici : en chair et en os.

    Le vieux se laisse tomber sur un tabouret. « Pas possible », soupire-t-il en fixant, incrédule, le maigrelet qui se trouve devant lui. Visage mince, parfaitement rasé, encadré d’une tignasse noire ébouriffée qui tombe en boucles jusqu’aux épaules. « Jusqu’aux épaules, voyez-vous ça ! » murmure en lui-même le bon vieux Père Noël.

    - Alors, comme ça, tu comptes prendre ma succession ?

    - Hé oui, grand-père ! On était au moins trois cents à se présenter au concours et, figure-toi, j’ai été reçu premier. Ça t’en bouche un coin ?

    - C’est bon, fait le vieux qui a peine à trouver ses mots. Commençons tout de suite.

    - Par quoi ?

    - Tri du courrier. Indispensable si tu ne veux pas être enterré avant même d’avoir commencé. Tu fais une pile pour les poupées, une autre pour les panoplies de paras, la troisième pour les chars d’assaut…

    Le jeune homme a sursauté…

    - Holà ! Pas question.  Toutes les demandes de jouets guerriers : au panier !

    - Quoi ? !

    - Pas question, j’te dis ! Pour ton information : je suis anarchiste, objecteur de conscience, antimilitariste, membre d’Amnesty International…

     

    Le vieux a pâli sous sa barbe.  Ses lèvres se sont mises à remuer, mais aucun son n’en sort. L’autre ne se gêne pas pour poursuivre :

    - Avec moi, pas un seul jouet guerrier ne sortira d’ici.

    - Mais c’est ce qu’ils veulent ! Ils n’aiment que ça. Les pères autant que les garçons. Les filles aussi maintenant… Tu n’auras plus un seul client si tu distribues autre chose. Et autre chose, quoi ?

    - Ne me dis pas que tu n’as pas en réserve quelques tracteurs, des TGV, des canots de sauvetage, des panoplies de cuisiniers ou de fermiers, des établis, des scies…

    - Des scies. Ça sert aussi à trancher la gorge, fait le vieux d’une voix sombre.

    Ses gros yeux noirs semblent chercher un peu de réconfort dans le regard clair du jeune remplaçant. Il tire nerveusement sur sa barbe avant de partir d’un grand éclat de rire…

    - Mon pauvre petit ! Tu retardes d’un siècle. Qu’est-ce que je dis là ? Un siècle ! Le temps n’y fait rien. Puisque lorsque j’ai commencé ce métier, je livrais des panoplies de guerrier, des épées et tout un fourbi d’armes et d’armures.

    L’autre s’est laissé choir sur un banc, comme assommé…

    - Je m’en doutais un peu, finit-il par murmurer. La guerre est au cœur de l’homme depuis toujours.

    On sent qu’il se retient pour ne pas pleurer.

    - Pauvre p’tit gars. Tu me fais pitié, fait le vieux en rechargeant son feu. On jurerait que tu viens d’une autre planète !

    Le gros poêle bourré de bûches jusqu’à la gueule s’est mis à ronfler.

    Satisfait, le vieillard est venu s’asseoir en face de son jeune remplaçant, qui fourrage de ses deux mains dans sa tignasse. Il l’observe quelques instants puis, avec un peu d’humeur, il dit :

    - Tu vas commencer par arrêter de dégueulasser ma table. Pense un peu : tu es là qui te tritures ta tignasse, c’est une table sur laquelle je mange, moi ! Ensuite, tu te ferais couper les cheveux, ça ne serait pas plus mal. Et il faut que je te trouve une pèlerine et une barbe blanche. C’est pas croyable qu’on t’expédie ici dans pareille tenue. Qui veux-tu qui te prenne au sérieux, habillé comme tu es ?

    L’autre dresse la tête. Il pose sur la table ses longues mains aux ongles douteux et soupire :

    - Vieux jeton !

    Un peu dur d’oreille, le Père Noël fonce les sourcils…

    - Pardon ?

    Enorme effort du garçon qui tient à son emploi :

    - Je dis que vous êtes trop bon.

    - Ah ! Je n’avais pas compris ça.

    - Cent fois trop bon avec les enfants à qui vous donnez ce qu’ils demandent sans jamais vous poser la moindre question. Mais si on continue de leur distribuer des mitrailleuses, un jour ils demanderont des bombes atomiques. C’est comme ça que la Terre risque d’exploser. Et vous aurez votre part de resp….

    - Mon pauvre vieux ! Des mitrailleuses, mais je livrais ça en 1914. En 1917, ça a été la mode des avions et des masques à gaz avec des boules puantes ! Aujourd’hui, ce sont des fusées à tête chercheuse et des mines antipersonnel qu’ils réclament !

    C’en est trop pour le garçon. Il se lève d’un bloc. Plus blême que la mort.

    - Ça ne va pas ? s’inquiète le vieux.

    L’autre est sans voix.

    - Il y a quelque chose que tu ne digères pas ?

    - Quelque chose que je ne digère pas ? répète le garçon, incrédule. Quelque chose que je ne digère pas ! Ah ça oui ! La stupidité des adultes, voilà ce que je ne digère pas. La bêtise, l’aveuglement des grands : à commencer par vous !

    - ça alors ! Ça alors ! J’ai mille ans de fonction et c’est la première fois qu’on me parle sur ce ton. Personne, tu m’entends ? Personne ne m’a jamais manqué de respect.

    Le Père Noël entre dans une telle colère que même sa barbe en coton hydrophile vire à l’incarnat. Un peu honteux, son remplaçant multiplie les excuses. Il lui faut tout de même, avant de commencer son travail, avoir une explication calme et franche avec celui dont il va prendre la place et dont la Terre entière lui a vanté les qualités.

    - Je me suis laissé dire que vous aimez bien prendre un p’tit coup de remontant au réveil, fait-il en débouchant une bouteille de marc qu’il a couru sortir d’une des sacoches de sa motoneige. J’ai là quelque chose qui n’a pas tout à fait votre âge, mais qui ne doit pas être dégueulasse.

    Le nez sur le goulot, le vieux en a les larmes aux yeux.  Dès le deuxième verre, il prête une oreille plus attentive aux propos du garçon. Tous les grands pacifistes y passent. Arrivé au milieu de la bouteille, le Père Noël est convaincu. Aux trois quarts, il entonne de sa belle voix La Butte rouge, puis La Capote grise, enfin le Déserteur. Ensuite, il s’endort. Profitant de son sommeil, l’autre sort tous les jouets guerriers des remises. Il en fait un énorme tas dehors et y boute le feu. Le crépitement de ce gigantesque brasier réveille l’ancien qui, après quelques instants d’hésitation, se met à danser une gigue effrénée. Quand le bûcher n’est plus qu’un tas de cendre, le vieillard montre le ciel en s’écriant :

    - Regarde ! Quelle merveille… Toutes les étincelles sont devenues des étoiles.

    Le jeune homme n’est pas étonné pour deux sous.

    - Hé oui ! fait-il. Et ces étoiles forment la constellation de la Paix.  Il paraît que les Rois mages l’avaient annoncé pour l’an 2000. Voyez qu’ils ne s’étaient pas trompés.

    Le Père Noël n’en revient pas. Il murmure :

    - Dire qu’il aura fallu deux mille ans de guerre et des milliards de morts pour en arriver là !

    - A présent, grand-père, au boulot ! Il nous reste à faire fabriquer des millions de jouets intelligents.

    - Oui, mais moi, je prends ma retraite.

    - La retraite ! Tu parles ! Je vous garde avec moi. On va atteler ma motoneige à votre traîneau et…

    - Ta motoneige à mon traîneau ! Mais pour qui tu te prends ? Je veux bien rester si tu insistes, mais comme cocher. On attelle mes rennes et c’est le vieux qui mène ! Je peux te dire que je me sens de la vigueur pour aller au moins encore mille ans. Tu te rends compte, un millénaire de paix Et je te préviens : c’est moi qui soigne mes rennes.

    L’autre reste silencieux. L’enthousiasme du vieux le comble de bonheur. Mais, pensant à tous les hommes assoiffés de pouvoir et d’argent, il se dit que ça ne sera pas facile et il contemple le ciel étoilé pour tenter de se donner du courage.

                                                                   Bernard CLAVEL

                                                                    Histoires de Noël.

     

     

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