• Les décrocheurs de lune de Hervé THIRY-DUVAL

    Cela se passait du temps où l'on n'avait pas marché sur la lune. L'astre blanc appartenait encore aux poètes, aux loups et aux fous.  L'insomnie chronique régnait sur Champlitte. Des hommes à demi fagotés, ou tout simplement en chemise et bonnet de nuit, faisaient les cent pas dans les rues. Des quatre coins de la ville, quantité de chiens bâtards s'envoyaient des injures, en aboyant à tour de rôle. Eux non plus ne dormaient pas.

    Séléné (déesse de la lune dans la mythologie grecque) brillait au-dessus des vignes. Son cercle parfait semblait s'ouvrir dans le ciel de minuit, comme un tunnel vers un monde inversé, où une lune noire rayonnerait sur la nuit blanche. Un monde où les sages seraient fous, et réciproquement. 

    Tandis que les coqs rêvaient, un groupe de Chanitois errait sans but, telle une société de somnambules. On y reconnaissait la fine fleur du conseil municipal : Tâtiot l'Idiot, Fanfan dit "Pimpon", Piphane la Soif, Quéna Tête de Pioche, Rastou le Dégourdi, Iodot le Cheval, Basile la Lune, et Magrou de la rue des Varons. La belle compagnie venait de faire halte devant la maison de Casimir Grande Langue. Ce dernier fumait sa pipe, assus sur un banc ; il tuait le temps en faisant des ronds de fumée. 

    "Saperlotte ! Si j'avais une femme aussi jolie que la tienne, je ne passerais pas mes nuits dehors ! lui lança goguenard Quéna, un vieux garçon qui sentait de la bouche. 

    - Je ne peux pas dormir à cause de ça, fit Casimir, le doigt pointé vers le ciel.

    - Ah bon, tu as chopé un panaris ?  demanda Tâtiot en fixant l'index dressé. 

    - Quel panaris ?  Là ! Regarde plus loin que mon doigt ... la lune ! 

    - Ah, la voilà joliment ronde ! Ce n'est pas une nuit à se faire couper la tignasse ! déclara sans rire Rastou, qui était chauve. 

    - Dis plutôt que c'est à s'arracher les cheveux ! Cette grosse lune, elle m'empêche de dormir ! 

    - Moi aussi, à chaque fois, pas moyen de fermer l'oeil, plaisant ce borgne de Magrou. 

    - Tout pareil ! firent les autres. 

    - Bah ! On n'a qu'à la décrocher !"

    Toute la fine équipe se tourna, ébahie, vers Tâtiot. Le bougre venait de mettre le doigt dessus. 

    Décrocher la lune ! Comment n'y avait-on aps songé plus tôt ? Le défi se montrait à la hauteur de leur génie coutumier. Notez que nous avions à faire aux mêmes énergumènes qui, voulant infliger une peine exemplaire à une taupe ayant ravagé le jardin du curé, avaient condamné, à l'unanimité, la scandaleuse bestiole à être enterrée vivante ! Pour sûr, ils étaient de taille à décrocher la lune...

    "Un petit acte pour un Chanitois, mais une très grande gloire pour la Haute-Saône !" déclara gravement Casimir, le maire, cherchant à motiver ses troupes par une phrase à caractère historique. 

    La décision prise, il restait à découvrir e moyen de réaliser une si formidable entre prise. Il fallait faire vite avant que l'astre blanc ne disparaisse. Par chance, l'instituteur qui noctambulait en solitaire vient à croiser les conspirateurs. Ce moustachu ne se trouvait jamais en peine d'idées inédites. Informé du projet, il se pinça l'arête du nez entre le pouce et l'index. Au bout de treize secondes -très exactement- de concentration intense, il lâcha son euréka : 

    "Des tonneaux ! 

    - Et quoi, "des tonneaux" ? grogna Casimir. 

    - Nous allons les poser les uns au-dessus des autres pour atteindre la lune. 

    - ça ne va pas pouvoir se faire, monsieur le maître d'école, ils roulent ! informa aimablement Piphane. 

    - Pauvre ami ! Nous n’allons pas les mettre sur le ventre, mais les dresser, du plus gros au plus petit."

    Les compères cette fois, applaudirent l'ingénieux instituteur. Chacun en son for intérieur ne doutait pas que cette date serait bientôt instruite dans les écoles et resterait dans la mémoire collective comme "la nuit des tonneaux".

     

    Pardi ! Dans ce vieux pays de vignobles, on n'en manquait pas. Des tonnes de tonneaux ! En moins de deux, l'alerte fut donnée. Au cœur de la nuit, on fit battre tambour. Par délibération exception, le conseil décréta la réquisition de tous les tonneaux et barriques de Champlitte. En un rien de temps, toute le ville gronda d'une multitude de roulements qui tonnaient dans les rues mals pavées. ça sortait des granges et des celliers, ça montait des caves. On roulait de droite, on roulait de gauche. Femmes, enfants et vieillards se mirent de la partie. Toute l'affaire ressemblait, trait pour trait, à un dessin burlesque de Dubout. 

    Au milieu de ce désordre nocturne, le garde champêtre tentait de faire la circulation, les moustaches tirebouchonnées. Quelques accidents ne purent être évités : un groupe de nonnes fut culbuté à la façon du jeu de quilles par un tonneau fou, rue de l'Eglise. Rue des Boicheux, un colonel en retraite vit son barbet aplati comme une crêpe par une barrique déboulant sans escorte. Ma foi, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ! 

    Sur la place de la Gargouille, s'entassaient cuves, muids, demi-muids, pièces, feuillettes quarteaux... bref, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un tonneau. Suivant les conseils de l'instituteur, Rastou et Fanfan se chargeaient de les répartir par taille. Des gros bras, manches retroussées, avaient déjà commencé l’empilement. La lune semblait pâlir. 

    Nos Chanitois n'avaient rien à envier aux constructeurs de pyramides pharaoniques ou de cathédrales gothiques. Suant, geignant, poussant, jurant, ils inventaient une oeuvre phénoménale. Bientôt, la colonne de tonneaux s'éleva, dépassant le clocher de l'église. Le grand Basile gesticulait sur le faîte, tandis qu'une chaîne humaine hissait les fûts. Une telle attraction n'eût pas dépareillé aux grandes heures du cirque Barnum. 

    La pile grandissait comme un pied de haricot magique, elle s'en allait vaillamment à l'assaut du ciel. Depuis longtemps, la foule ne voyait plus Basile qui, de son poste de vigie, réclamait toujours des tonneaux, encore des tonneaux ! A force, il n'en restait plus graillot. 

    "Il n'en manque presque plus, j'y suis presque !" hurlait-il, se sentant à deux doigts de la réussite. 

    On en passa un autre puis trois, douze, enfant tout ce qui restait. Tout à coup, Basile lança vers les autres : 

    "ça va bien, il en manque un dernier et je pourrai la dérocher  ! " Le bonhomme mesurait pas loin de deux mètres mais avait, pour sa taille, les bras légèrement courts. 

    en bas, ce fut aussitôt le branle-bas. Seulement, plus moyen de dénicher le moindre tonnelet, o avait tout raclé jusqu’au dernier seillot. L'heure était grave. 

    Sous l'angoisse, des femmes commencèrent à se griffer les joues. Les enfants, par dizaines, fondirent en larmes. Des vieux s'insultaient, s'accusant mutuellement d'avoir vendu trop de barriques à des Bourguingons ! La joyeuse aventure collective virait à la foire d'empoigne. 

    Encore une fois, ce fut Tâtiot qui eu le fin mot : 

    "Compas, n'y è que prendre c'té du d'seü !" (Compère, y'a qu'à prendre celui du dessous) 

    Pour un peu les autres l'auraient embrassé. Mais oui, même l'instituteur n'y avait pas pensé ! 

    la bande du conseil municipal tira le premier tonneau du dessous, avec l'idée de le reporter plus haut. Alors, d'abord chancelante, la belle tour s’écroula dans u vacarme à réveiller les morts. 

    Juste après, émergeant du formidable nuage de poussière qui asphyxiait la ville, tous les coqs de Champlitte se mirent à chanter. 

     

                                             Hervé THIRY-DUVAL 

                                            "Contes et légendes de Haute-Saône et de Belfort"

     

    Les décrocheurs de lune  de Hervé THIRY-DUVAL

    « Isabelle BAUTHIAN -  Grish-MèreLe regard de l'araignée »
    Pin It

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    1
    Jeudi 5 Novembre 2020 à 06:29

    Bonjour ma Brigitte

    Je serai rapide ce matin, rien ne va plus chez moi...!

    Pas le moral ce matin, après le covid chez mon fils et ma belle fille qui l'ont, voilà ma petite bouledogue Nouba qui va mal, elle sera opérée de l'estomac ce matin.

    Bonne journée ma douce et gros bisous, prends bien soin de toi, le covid est très actif

    Méline

    2
    Jeudi 5 Novembre 2020 à 07:15

    J'ai adoré ce conte et je "vois" vraiment la scène ! cela aurait fait un bon film...

    Très bonne journée et gros bisous

    3
    Jeudi 5 Novembre 2020 à 07:46

    Très joli conte.

    Bonne journée Brigitte.

    Christian

    4
    Jeudi 5 Novembre 2020 à 12:06

    Merci pour ce brin d'humour conté.

    belle journée à toi Brigitte.

    5
    Jeudi 5 Novembre 2020 à 15:18

     bonjour brigitte ,

     en plus de l'humour, une histoire passionnante un beau petit conte à le lire ont imagine bien ce spectacle vivant belle journée brigitte et des gros bisous,, monette

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :