• L’âne Boronali

    L’âne Boronali

     

    La scène se passe au 22 rue des Saules. C’est un cabaret comme il en existe des dizaines dans le Paris de la Belle Epoque, juste avant la première Guerre Mondiale. André Gill, un caricaturiste de renom, en a imaginé le logo, un lapin sautant hors d’une casserole bien vite surnommé « Le lapin à Gill », le cabaret prend rapidement le nom qui le rendra célèbre « Le Lapin Agile ». Mais l’histoire étonnante qui s’y déroule en cette année 1910 n’a rien à voir avec le tendre animal dont on fait des civets.

    Frédéric Gérard, dit le « père Frédé », est l’un des instigateurs d’une supercherie artistique qui fera grand bruit en France. Patron du cabaret, casquette de breton vissée sur le front, pipe au bec et barbe blanche, il fait chanter des inconnus désargenté qui se retrouvent dans un esprit de camaraderie et de franche rigolade. C’est un personnage truculent, véritable icône du lieu, qui attire peintres, écrivains, poètes de Paris. On retrouve ainsi attablés Utrillo, Picasso, Modigliani, Apollinaire, Caran d’Ache, Braque, et aussi un certain Dorgelès. Le père Frédé fait souvent crédit à ces artistes sans le sou ou leur demande une œuvre contre quelques verres. Des amitiés se créent mais aussi parfois certaines inimitiés.

    Ainsi, le journaliste et écrivain Roland Dorgelès n’aime pas trop les œuvres de Picasso. Il est en révolte contre cette nouvelle école futuriste et trop innovante à son goût. Afin de démonter cette tendance cubiste qui ne lui sied guère, il échafaude un plan machiavélique.

    Avec quelques-uns de ses amis proches (Depaquit, Warnod, Gentil et Girieux), il imagine un superbe canular qu’il fait contrôler et constater par un homme de loi, le 8 mars 1910. Ce jour là, dans la cour attenante au cabaret, il fait venir Lolo, l’âne du père Frédé. Entouré d’une foule d’habitués, de gens du voisinage et de Maître Paul-Henri Brionne, huissier de justice, il dispose différents seaux de peinture, place une toile sur un chevalet et attache un pinceau à la queue de Lolo. Mystère…

    Un tas de foin est également placé devant l’animal afin qu’il reste en place et montre quelques signes de contentements, nécessaires à l’accomplissement de sa tâche… ou de son œuvre.

    Tournant le dos au tableau, l’âne est laissé « libre » de toute inspiration. On plonge sa queue dans les différents récipients de peinture et grâce aux balancements continus et irréguliers de ce « pinceau animal », un tableau prend naissance sur la toile !

    Après réflexion, la croûte est baptisée Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique. Les auteurs de la farce imaginent aussi le nom et le pedigree du peintre : Joachim-Raphaël Boronali, artiste né à Gènes et théoricien du nouveau mouvement artistique l’Excessivisme.

    Quelques jours après sa réalisation, l’œuvre est exposée au Salon des Indépendants. Le succès est considérable et certains critiques d‘art enthousiastes font des éloges de cette peinture. Le quotidien Le Matin publie aussi un article élogieux. La toile trouve acquéreur pour 20 louis d’or.

    Quelques jours plus tard, les comparses révèlent la supercherie dans la presse, photographies et constat d’huissier à l’appui, ce qui fera rire la France entière… Pourtant, les joyeux affabulateurs avaient laissé un précieux indice qui aurait pu éventer le canular. Les amateurs d’anagramme auraient pu deviner que Boronali n’est autre que Aliboron, l’âne décrit par Jean de la Fontaine, autre conteur bien connu pour ses… fables !

    Aujourd’hui, la célèbre toile est visible à l’espace culturel Paul Bedu à Milly-la-Fotêt, dans l’Essonne.

    Pascal Assemat – Ces animaux qui ont marqué la France

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 30 Mai 2018 à 08:02

    Excellent,comme quoi les critiques d'art se font parfois leurrer comme des débutants.

    Bonne journée Brigitte.

    Christian

      • Mercredi 30 Mai 2018 à 08:41

        Il y a une intelligentsia qui réfléchit avec son portefeuille en terme de valeur plus qu'en terme de beauté. Quand on les voit s'extasier devant l'oeuvre d'un grand nom, ce n'est pas devant le tableau qu'on s'extasie mais devant la signature.

        Je me souviens d'une expérience filmée. Les "grands mélomanes" dédaignent André Rieu. Petit musicien, vulgarisateur de la grande musique, bref un tas de qualificatif pas sympa.

        A la sortie d'un concert en salle pleyel un soir, des personnes se présentent avec un MP3 en faisant écouter à ces "grands mélomanes" un jeune virtuose. Et tous de s'extasier devant la prouesse technique, la qualité du son, la virtuosité. Bref ils ont crié au génie. Sauf que le virtuose en question était André Rieu. Comme quoi tous ces critiques ne sont pas fiables. C'est notre vision ou notre écoute à nous qui comptent.

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