• Jules Renard - Histoires naturelles (extraits) II

     

    Les lapins

    Dans une moitié de futaille, Lenoir et Legris, les pattes au chaud sous la fourrure, mangent comme des vaches. Ils ne font qu’un seul repas qui dure toute la journée.

    Si l’on tarde à leur jeter une herbe fraiche, ils rongent l’ancienne jusqu’à la racine, et la racine même occupe les dents.

    Or il vient de leur tomber un pied de salade. Ensemble Lenoir et Legris se mettent après.

    Nez à nez, ils s’évertuent, hochent la tête, et les oreilles trottent.

    Quand il ne reste qu’une feuille, ils la prennent, chacun par un bout, et luttent de vitesse.

    Vous croiriez qu’ils jouent, s’ils ne rient pas, et que, la feuille avalée, une caresse fraternelle unira les becs.

    Mais Legris se sent faiblir. Depuis hier il a le gros ventre et une poche d’eau le ballonne. Vraiment il se bourrait trop. Bien qu’une feuille de salade passe sans qu’on ait faim, il n’en peut plus. Il lâche la feuille et se couche à côté, sur ses crottes, avec des convulsions brèves.

    Le voilàs rigide, les pattes écartées, comme pour une réclame d’armurier : On tue net, on tue loin.

    Un instant, Lenoir s’arrête de surprise. Assis en chandelier, le souffle doux, les lèvres jointes et l’œil cerclé de rose, il regarde.

    Il a l’air d’un sorcier qui pénètre un mystère.

    Ses deux oreilles droites marquent l’heure suprême.

    Puis elles se cassent.

    Et il achève la feuille de salade.

     

    Jules Renard  -  Histoires naturelles (extraits) II

     

     

    L’écureuil

    I

    Du panache ! du panache ! oui, sans doute ; mais, mon petit ami, ce n’est pas là que ça se met.

    II

    Leste allumeur de l’automne, il passe et repasse sous les feuilles la petite torche de sa queue.

     

    Jules Renard  -  Histoires naturelles (extraits) II

     

     

    Chauves-souris

    La nuit s’use à force de servir.

    Elle ne s’use point par le haut, dans ses étoiles.  Elle s’use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres, jusqu’au fond des tunnels malsains et des caves humides.

    Il n’est pas de coin où ne pénètre un pan de nuit. L’épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s’en détachent, accrochées au hasard.

    Ainsi naissent les chauves-souris.

    Et elles doivent à cette origine ne ne pouvoir supporter l’éclat du jour.

    Le soleil couché, quand nous prenons le frais, elles se décollent de  vieilles poutres où, léthargiques, elles pendaient d’une griffe.

    Leur vol gauche nous inquiète.  D’une aile baleinée et sans plumes, elles palpitent autour de nous. Elles se dirigent moins avec d’inutiles yeux blessés qu’avec l’oreille.

    Mon amie cache son visage, et moi je détourne la tête par peur du choc impur.

    On dit qu’avec plus d’ardeur que notre amour même elles nous suceraient le sang jusqu’à la mort.

    Comme on exagère !

    Elles ne sont pas méchantes.  Elles ne nous touchent jamais.

    Filles de la nuit, elles ne détestent que les lumières, et, du frôlement de leurs petits châles funèbres, elles cherchent des bougies à souffler.

     

    Jules Renard  -  Histoires naturelles (extraits) II

     

    L’épervier

    Il décrit d’abord des ronds sur le village.

    Il n’était qu’une mouche, un grain de suie.

    Il grossit à mesure que son vol se resserre.

    Parfois il demeure immobile. Les volailles donnent des signes d’inquiétude. Les pigeons rentrent au toit. Une poule, d’un cri bref, rappelle ses petits, et on entend cacarder les oies vigilantes d’une basse-cour à l’autre.

    L’épervier hésite et plane à la même hauteur. Peut-être n’en veut-il qu’au coq du clocher.

    On le croirait pendu au ciel, par un fil.

    Brusquement le fil casse, l’épervier tombe, et sa victime choisie. C’est l’heure d’un drame ici-bas.

    Mais à la surprise générale, il s’arrête avant de toucher terre, comme s’il manquait de poids, et il remonte d’un coup d’aile.

    Il a vu que je le guette de ma porte, et que je cache, derrière moi, quelque chose de long qui brille.

     

    Jules Renard  -  Histoires naturelles (extraits) II

     

    Une famille d’arbres

    C’est après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que je les rencontre.

    Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habitent les champs incultes, sur une source connue des oiseaux seuls.

    De loin, ils semblent impénétrables. Dès que j’approche, leurs troncs se desserrent. Ils m’accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je divine qu’ils m’observent et se défient.

    Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dons ltes premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s’écarter.

    Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jusqu’à la chute en poussière.

    Ils se flattent de leurs longues branches, pour s’assurer qu’ils sont tous là, comme les aveugles. Ils gesticulent de colère si le vent s’essouffle à les déraciner mais entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d’accord. Je sens qu’ils doivent être ma vraie famille. J’oublierais vite l’autre. Ces arbres m’adopteront peu à peu, et pour le mériter j’apprends ce qu’il faut savoir :

    Je sais déjà regarder les nuages qui passent.

    Je sais aussi rester en place.

    Et je sais presque me taire.

     

    Jules Renard  -  Histoires naturelles (extraits) II

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  • Commentaires

    1
    Mardi 31 Mai 2016 à 08:47

    De beaux textes, je connais "Une famille d'arbres" il parle bien de la Nature. Bonne journée Pestoune.

      • Mardi 31 Mai 2016 à 09:46

        Je me suis replongée avec plaisir dans ces histoires naturelles. Bonne journée  à toi aussi Renal

    2
    Jeudi 2 Juin 2016 à 07:47

    Hello bonjour

    Très belle évocation de nos voisins qui sont également des habitants de notre planète.

    Jolis textes, bravo

    Amitiés

    Jo

      • Jeudi 2 Juin 2016 à 10:53

        Merci Jo. Bonne journée à toi

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