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Préface de Jean Guitton du livre de Jean-Jacques Antier « Marthe Robin, Le voyage immobile »
(Les grands mystiques : Marthe Robin suite)
Elle ressemblait à l'enfant, même par la voix. Elle était enjouée plutôt que joyeuse, sa voix grêle et grave, son chant celui d'un oiseau. Sa manière exprimait l'essence indéfinissable de la poésie.
Elle n'avait aucun talent, sauf dans sa jeunesse, celui de broder. Au-delà de toute culture, au-delà de la pauvreté, elle se nourrissait de l'air du temps et de l'éternité. Au-delà même de la douleur. Et pourtant, présente d'emblée à tout, à tous.
J'admirais ce cerveau si organisé qui ne dormait jamais. Toutefois, Marthe avait le privilège de s'ignorer elle-même. Et rien n'est beau en ce monde comme le visage d'une femme qui ne cherche pas à plaire.
Marthe était simple. Comme un pain qu'on peut manger à toute heure du jour, un lait qui a le goût de la vache, un matin de printemps, une conversation au coin du feu, un voyage vers Emmaüs, une fraction de pain ; comme la vie au bord du lac : douce, calme, familière, sans surprise, sinon le clapotis des eaux, le bruit des sabots et des rires d'enfants. C'était chez elle et autour d'elle un entrelacement du grand et du petit, du haut et du bas, du familier et du sublime. En somme, c'était la vie humaine dans ce qu'elle a de plus étrange, qui est qu'elle n'est pas étrange mais commune.
Cependant, ce qui dominait chez Marthe, c'était son don du sacrifice, à l'imitation du Christ. Elle se sentait directement solidaire des autres. Le salut d'autrui concernait sa propre existence. Le conflit du bien et du mal était une bataille où elle s'exposait en première ligne, s'offrant seule pour l'expiation. Chez Marthe, le don était à l'état pur; sans arrêt, sans discontinuité.
Et pourtant, le cerveau surmené, elle gardait le sourire. Elle avait le projet de s'attaquer au problème de la misère, tout ce qui est "l'enfer" de ce monde. Mais ses yeux voyaient un autre enfer. Elle croyait au drame du salut. L'homme a péché, mais il existe une loi de substitution qui permet que l'innocent rachète le coupable. Comme le Christ, elle se tenait aux portes de l'enfer pour que l'enfer soit vide.
Conséquence, chez elle, du don à l'état pur : sans effort apparent, elle s'accommodait aux problèmes si différents des personnes qui venaient lui demander conseil. Elle donnait des solutions par des paroles très simples. Et cependant, un seul mot de Marthe pouvait changer un destin. Ma femme disait : "Ailleurs, il n'y a que des problèmes. Chez elle, il n'y a que des solutions, parce qu'elle se met à la fois au centre du ciel et au centre de la terre." Derrière ce qu'on avait maladroitement cherché à exprimer, elle se portait d'emblée à ce qu'on n'exprimait pas, soit par impuissances, soit par crainte : ce refoulé qui est l'essentiel. De ce qu'on lui disait, de ce buisson d'épines qu'elle appelait le "ramassis" ou les "bricoles" et qu'elle balayait, elle dégageait l'inexprimable, elle donnait la solution.
Dans ses conseils, refusant la solution raisonnable, selon la prudence, elle montrait l’autre voie, la hardiesse, le risque, le tout pour le tout, comme si elle avait dans l’esprit cette loi de l’évolution des espèces, que les plus grands succès sont du côté des plus grands risques. Bien que toujours surprenante et parfois prophétique, ses conseils étaient toujours simples : elle parlait avec bon sens, la chose la moins partagée chez les gens raisonnables. Souvent, elle se taisait. Alors, son silence, son exemple, son sacrifice avaient plus de force que tous ses conseils.
Elle était, je l’ai dit, quoique mourante et solitaire, présente à tous et à tout, et d’autant plus qu’elle était, par son corps évanoui, absente de tout et de tous, donnant réponse à toutes incertitudes, soufflant pour ainsi dire sur les problèmes pour se porter à la solution. Par de simples paroles, elle excitait en nous une de ces émotions rares, soudaines, douces, un peu mélancoliques et radieuses pourtant, qui vous font prendre conscience du mystère de votre destinée, et cela réveillait en vous le désir dont parle Nietzsche de devenir ce que vous être d’une manière plus noble.
Causer avec Marthe, c’était sentir surgir en soi-même l’être parent d’elle-même que l’on porte en soi. Elle réveillait en chacun son essence. Sans le vouloir, elle rapprochait chacun de la source de cette essence. On se sentait dans la chambre noire uni à soi-même, uni aux autres, uni à Dieu.
Si je voulais résumer d’un seul mot le témoignage que je désire porter sur son mystère, je dirais qu’en elle le familier et le sublime ne se séparaient guère. Dans cette humble chambre où il se passait tant de choses, à première vue il n’y avait rien. Avant de l’avoir connue, je doutais de ce qu’on me racontait sur elle. Après l’avoir visitée, j’avais peine à concevoir que ce que j’avais observé dans la cellule fût vrai. Si extraordinaire, Marthe, et si ordinaire. Hors de ce monde plus que tous : et, plus que tous les autres, comme tout le monde et sur un mode plus simple encore. Elle fut une mystique de première grandeur.
Critique pour elle-même, comme les mystiques authentiques formées à l’école de Saint-Jean-de–la-Croix, elle plaçait la privation des faveurs au-dessus des faveurs.
Que de fois, en l’écoutant, je pensais que Plotin, Spinoza ou Malebranche auraient envié celle qui avait expérimenté dans sa chair ce qu’ils concevaient seulement par l’esprit, sa chair stigmatisée, ce qui la définit essentiellement.
Quel sens donnait-elle aux phénomènes étranges qui se passaient en elle ? Si elle les acceptait comme elle acceptait son destin de malade, avec le courage que conseillent toutes les sagesses, elle disait qu’il fallait négliger l’extérieur des choses pour passer à leur intérieur, qu’il fallait toujours tout dépasser. Le fond de sa philosophie était que la plus haute expression du surnaturel c’est ls surnaturel devenu charnel, que la traduction la plus adéquate de l’éternité c’est le temps ; que le plus désirable dans l’extraordinaire c’est l’ordinaire.
Si l’on doit juger l’arbre à ses fruits, chez Marthe, les fruits sont bons : les Foyers de charité à travers le monde donnent sa dimension missionnaire.
Son expérience au XXème siècle, l’alliance en elle de tant de souffrance et de tant de sagesse est un signe ; il a le caractère des signes divins ; obscur, contestable, opaque, irritant pour les uns ; clair, net, réconfortant pour d’autres. Impossible pour les unes, improbable pour beaucoup, lumineux pour ceux qui acceptent de le recevoir en silence comme un signe des temps.
Jean-Jacques Antier a reconnu ce signe. Il a abordé cette biographie de Marthe Robin avec les yeux d’un croyant pour qui l’expérience mystique possède une valeur absolue. Tout en nous livrant une analyse comparative avec les grands mystiques chrétiens, et une multitude de bouleversants témoignages, il s’est effacé devant le personnage de Marthe pour nous la restituer dans l’émouvante nudité de sa vie quotidienne, dans la simplicité et la clarté qui ont caractérisé cet esprit hors du temps, visité par de fulgurantes lumières.
Jean Guitton, de l’Académie française.
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