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Pierre de Massot - Le Déserteur
Non non la vie ne vaut à aucun prix la peine
d’être vécue et je sais bien qu’un prochain jour
je m’en déferai comme d’une veste à la couleur
et à la coupe de laquelle on ne peut s’habituer
pour la première fois vraiment heureux sans doute
mais néanmoins avec la neige
d’une mélancolie infinie amassée dans mon cœur
lourdement amassée dans les replis de mon cœur
comment pourrais-je donc regretter quelque chose
moi qui ne me suis jamais attaché à rien
sinon à cette étoile immense inaccessible et toujours plus lointaine
qu’est l’amour
sinon à cette flamme dévoratrice et sibilante
qu’est l’amour
sinon sur le désert brûlant des corps à ce soleil implacable
qu’est l’amour
sinon à ce grand rêve où sombrent tous les rêves
qu’est l’amour
sinon à cette mort chaque fois plus mortelle
qu’est l’amour
comment pourrais-je encore espérer quelque chose
moi qui désespérais de tout au monde
comment pourrais-je croire à quelque chose au monde
moi qui jamais n’ai cru en rien
moi l’éternel chercheur d’or au fond de tes yeux
de tes yeux d’or où les paupières
faisaient de l’ombre sur mon ciel
pour me ravir mieux mon trésor
Mes amis sont partis tous mes amis sont morts
Édouard Édouard toi que j’ai tant aimé
toi sur le cœur de qui j’ai dormi tant de soirs
toi à cause de qui je meurs de vivre et de t’attendre
Erik nos promenades tout au long de la nuit
sur les berges du fleuve où venaient les étoiles
perles aux doigts du vent éclore entre nos mains
Jacques autour de la lampe quand les fumées d’opium
nous enivraient j’aurais voulu j’aurais bien dû
te serrer dans mes bras et te dire et dire Jacques
mais le train passe et l’heure passe et le temps passe
comment ô bien-aimés ai-je pu vivre
sans vous une seule heure une seule
Je me le demande souvent le soir à cette heure
où vous m’entourez invisibles
me pressant de vous rejoindre
vous que seuls je voudrais revoir
ô visitation silencieuse et pleine pourtant de rumeurs
de murmures comme de baisers perdus entendus
par l’oreille appliquée au creux d’un coquillage
quand l’océan déferle aux flancs des monstres glauques
Fantômes de l’Amour qu’êtes-vous devenus
Bordel de sacré nom de dieu qu’ils prennent garde
ceux qui voudraient me dire que la vie après tout
qu’il existe ici-bas des devoirs des obligations
qu’il est tout à fait impardonnable de s’y soustraire
et qu’elle est belle à qui sait lui sourire
et cætera des conneries en veux-tu en voilà
j’ai trop souffert pour les entendre et ne tolérerai
pas d’être ainsi emmerdé Est-ce compris
que la blatte en soutane le serpent à cornette
ne profitent pas de mon agonie si par mégarde
ma mort n’est point instantanée
pour cheminer le long de la muraille
et pour ramper jusqu’au bois de mon lit
avec un affreux bruit de chapelets de patenôtres et d’oremus
à d’autres ces sornettes bons apôtres
qu’on me laisse crever en paix dans la ténèbre
comme une pauvre bête se cache pour mourir
on ne présente pas les armes que je sache
aux déserteurs On les fusille
Je n’ai jamais été ici qu’un déserteurPierre de Massot
1931
Tags : l’amour, deserteur
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Commentaires
2BalalineDimanche 5 Mars 2023 à 18:15Un peu à la manière du slam, j'entends ce chant d'amour qui le poursuit, mêlé de regrets, de la fuite du temps qu'on ne peut rattraper et de ces fantômes qui viennent le hanter comme un manque absolu.
Merci Brigitte pour la découverte, je connaissais le poème de Boris Vian mais pas celui-là. Belle soirée.
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Un poème "fort"....
Très bon dimanche et gros bisous.