• Nietzsche - extrait du prologue de "Ainsi parlait Zarathroustra"

    (…) J'aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes: elles annoncent l'éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.
    Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut, puis il dit à son cœur: "Les voilà qui se mettent à rire; ils ne comprennent point, je ne suis pas la bouche qu'il faut à ces oreilles.
    Faut-il d'abord leur briser les oreilles, afin qu'ils apprennent à entendre avec les yeux? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de carême? Ou n'ont-ils foi que dans les bègues?
    Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers? Ils le nomment civilisation, c'est ce qui les distingue des chevriers.
    C'est pourquoi ils n'aiment pas, quand on parle d'eux, entendre le mot de "mépris". Je parlerai donc à leur fierté.
    Je vais donc leur parler de ce qu'il y a de plus méprisables: je veux dire le dernier homme."
    Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple:
    Il est temps que l'homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l'homme plante le germe de sa plus haute espérance.
    Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croitre.
    Malheur! Les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
    Je vous le dis: il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis: vous portez en vous un chaos.
    Malheur ! Les temps sont proches où l'homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
    Voici ! Je vous montre le dernier homme.
    "Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est cela ?"  Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l'œil.
    La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron; le dernier homme vit le plus longtemps.
    "Nous avons inventé le bonheur,"  disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.
    Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre: car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l'on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur.
    Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché: on s'avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
    Un peu de poison de ci de là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
    On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l'on veille à ce que la distraction ne débilite point.
    On ne devient plus ni pauvre ni riche: ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
    Point de berger et un seul troupeau! Chacun veut la même chose, tous sont égaux: qui a d'autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
    "Autrefois tout le monde était fou," disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l'œil.
    On est prudent et l'on sait tout ce qui est arrivé: c'est ainsi que l'on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt  car on ne veut pas se gâter l'estomac.
    On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
    "Nous avons inventé le bonheur,"  disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.
    Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l'on appelle aussi "le prologue": car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. "Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra,  s'écriaient-ils,  rends-nous semblables à ces derniers hommes! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !" Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :
    "Ils ne me comprennent pas: je ne suis pas la bouche qu'il faut à ces oreilles. Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans les montagnes, j'ai trop écouté les ruisseaux et les arbres: je leur parle maintenant comme à des chevriers.
    Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres. Et les voilà qui me regardent et qui rient: et tandis qu'ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire."

     

    https://www.youtube.com/watch?v=Sg-nYGR4qaU#t=206

     

    J’avais envie de partager cet extrait car je l’ai relu récemment à la lecture du monde d’aujourd’hui, à la façon dont nous traitons notre planète, à la façon dont nous traitons les animaux, nos concitoyens. J’en comprends sans doute seulement aujourd’hui et encore partiellement le sens. Juste avant le passage que je vous cite, Zarathoustra parle du surhomme, l’homme dans la noblesse de ce qu’il devrait être, celui qui ne se laisserait pas aveugler par la soif de pouvoir, mais qui aurait une ambition, celle de se dépasser, de se surpasser, celle de se transcender afin d’atteindre des inspirations divines. Hélas l’homme en est loin, ce sont encore et toujours ses instincts primaires qui le dominent. L’homme est inachevé. Et ce dernier homme dont il nous parle, celui qui reste passif et qui se garde bien de rien changer à ses « avantages », à ses acquis, ne ressemble-t-il pas à notre humanité actuelle ? C’est la figure de l’homme la plus méprisable qu’il nous présente. Ceux à qui s’adresse Zarathoustra ne comprennent pas son message, ils rient de lui. La façon de vivre de ce dernier homme, est ce qu’ils souhaitent. Il est trop tôt, le monde n’est pas encore prêt à comprendre un surhomme. Personne ne peut le suivre sur le chemin qu’il indique. Zarathoustra reste seul. Dans la réflexion cet ouvrage, pas seulement le prologue, est un incontournable. Bien que certaines notions me gênent personnellement, il y a chez Nietzsche et chez son personnage de Zarathoustra un besoin de faire réfléchir sur la nécessité de se créer des valeurs individuelles. «Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.»
    La force de Nietzsche est le lyrisme avec lequel il s’exprime ses idées, rendant sa philosophie plus accessible à la lecture, tel un poème ou une ode. Mais ce livre demande plusieurs relectures pour en comprendre l’essence. Aujourd’hui je le redécouvre par bribes, n’ayant pas le courage de m’atteler à l’ouvrage entier d’un coup. Du coup, je le comprends différemment et j’avoue que j’en tire que ce qui me convient.

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