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Les trois belles filles d’Emile RAGUIN
ligne bleue des Vosges
Si l’on appelle Ballons les sommets des Vosges, cela vient d’un mot gaulois qui signifie
montagne. Les contreforts de ces Ballons sont désignés par le mot Planche, ce qui
correspond à l’arbalétrier d’une charpente. Le Rahin et la Savoureuse sont deux
torrents qui descendent sur le versant sud du Ballon d’Alsace. Entre eux s’allonge une
montagne que l’on appelle la Planche des Belles Filles dont le sommet, ligne de
partage des eaux, faisait la limite entre la Franche-Comté et l’Alsace. Son nom vient
de ce qu’elle est le domaine de trois fées d’une grande beauté. Frida, la blonde, a des
yeux bleus ; Sarah, la brune, a des yeux bruns ; Olga, la rousse, a des yeux verts.
Inséparables, ce sont les Trois Belles Filles qui se promènent, souriantes, dans les
forêts, sont au courant de tout ce qui s’y passe, et ne font que du bien aux humains
qu’elles rencontrent avec une grande gentillesse.
Dans les temps anciens, les Vosges étaient vierges, inexploitées, sans chemins,
remplies de bêtes sauvages. Les seigneurs dont les châteaux se trouvaient dans les
vallées, au pays bas, étaient propriétaires des immenses forêts qui s’étendaient
jusqu’au sommet des monts. Afin d’agrandir leur domaine cultivé, ils envoyaient dans
cette montagne hostile, avec interdiction de la quitter, des condamnés graciés ayant
pour tâche d’abattre des pans de forêt aux endroits qui n’étaient pas trop en pente
afin d’en faire des pâturages pour y créer de petites fermes. On leur donnait deux
chèvres pour brouter et faire pousser l’herbe à la place des arbres. Le lait de ces bêtes
était la base de la nourriture de ces bûcherons avec les raves, les carottes, les
topinambours, et la bouillie d’avoine. Pour s’abriter des intempéries et des rigueurs de
l’hiver, ces défricheurs se construisaient des cabanes que l’on appelai des cambuses.
Ces pauvres gens, exclus du monde, étaient désignés par le nom de Welches ou de
Sauvages.
Tout naturellement, les paysans des vallées étaient tentés de braconner pour
améliorer leur nourriture. C’est ainsi qu’un jour, Nicolas, un jeune homme de
Champagney ayant pris un chevreuil au collet fut surpris par le seigneur du lieu. Celui-
ci, furieux, lui proposa de choisir entre la potence ou vivre dans la montagne pour
remplacer un vieux Welche qui venait de mourir, laissant seule dans sa cambuse une
veuve octogénaire. Nicolas, préférant la montagne, fut conduit dans une clairière sur la
Planche des Belles Filles, se mit au travail et vécut donc avec la vieille Catherine qui ne
pouvait plus faire autre chose qu’entretenir le feu et préparer la maigre nourriture.
Celle-ci lui conta comment on pouvait survivre là-haut l’hiver, en pêchant des truites à
la main, en piégeant du gibier, en récoltant des fruits sauvages.
Cette nouvelle vie n’aurait pas déplu à Nicolas s’il n’avait connu le poids de la solitude
et s’il n’avait rêvé d’avoir une épouse. Cette idée le hantait : que deviendrait-il si la
vieille Catherine venait à mourir ? Il pourrait, bien sûr, passer en Lorraine se mettre au
service des Ducs, ou bien en France, mercenaire du roi, mais ces projets étaient pleins
d’embûches, d’aventures inconnues. Or il avait entendu dire que, dans certains
endroits des Vosges, au Pays des Mille Etangs ou bien à Aubure, vers Ribeauvillé,
certains sorciers savaient rajeunir les vieilles femmes par un procédé mystérieux et
secret. D’après ce qu’on en disait, il fallait que la femme en question soit étranglée
pour qu’elle ne perde aucune goutte de son sang, la placer immédiatement dans une
grande chaudière, ajouter de l’eau, des racines de gentiane, des feuilles de sureau,
une touffe de gui, sept fleurs d’églantine, allumer le feu, éteindre aussitôt que l’eau se
mettait à chanter et puis, après quelques instants, une jeune fille souriante sortait de
la chaudière ne demandant qu’à épouser un bûcheron ou un berger ! Le grand Saint
Nicolas devait sûrement connaître le secret puisqu’on le voit, sur les vitraux de bien
des églises de la région, redonner la vie à trois enfants dormant depuis 7 ans dans un
saloir. Nicolas pensait à cela je jour, il en rêvait la nuit…
C’était au moins de mai. Un jour, vers midi, alors qu’il rentrait dans la cambuse, il
trouva la pauvre Catherine étendue sur sa couche de fougères. Aux questions que lui
posa Nicolas, elle répondit péniblement :
- J’ai froid, c’est fini, je sens que je vais mourir… Tu m’enterreras vers la source, sur
mon mari, du côté du midi, au pied du gros bloc de granit…
Nicolas hésita, n’était-il pas dommage de la laisser mourir ? Perdue pour perdue, ne
valait-il pas mieux l’étrangler pour essayer de la rajeunir ? Il lui serra fortement le cou
entre ses deux mains… Elle ne fit pas un mouvement, à peine si elle tira la langue. Il y
avait, vers le tas de bois, une grande chaudière à potence que les marcaires (trayeuse
de lait) avaient entreposée là pour l’hiver et qui leur servait à la belle saison pour
chauffer le lait caillé lorsque les troupeaux montent paître sur les Chaumes. Nicolas
mit la vieille Catherine dedans, les jambes repliées. Il se hâta d’y mettre de l’eau, des
feuilles de sureau, il grimpa sur un sapin pour y couper une touffe de gui ; il arracha
quelques racines de gentiane, cueillit sept roses sauvages. Tout étant prêt dans la
chaudière, il la mit sur le foyer, lança le feu et attendit. Il détourna la grande bassine
quand l’eau se mit à chanter et il attendit. A ce moment, les trois fées entrèrent dans
la pauvre maison et Nicolas, surpris, se retira, le dos au mur.
« - Qu’as-tu fait ? Lui dit Frida d’une voix douce. Et c’est alors qu’il resta immobile,
incapable de bouger et de répondre. Pendant ce temps, Sarah et Olga étaient sorties
et revenaient rapidement avec trois tiges de digitales fleuries. Les fées introduisirent
leurs doigts dans les longues fleurs pour s’en faire des gants, et se mirent à caresser,
à masser le corps et le visage de Catherine. Après un moment, elle se retirèrent et
sortirent, souriante en disant gentiment :
- Tu ne recommenceras pas, Nicolas, il y a quelque chose que tu ne sais pas faire !.
Et celui-ci resta figé, muet, les yeux rivés sur la chaudière.
Ce n’est qu’une heure plus tard que Catherine se réveilla et se leva en s’étirant, toute
heureuse. C’était une jeune fille charmante, elle avait peut-être dix-huit ou vingt ans.
- Comme j’ai bien dormi, disait-elle, je me croyais au paradis !.
Elle descendit de la chaudière et courut dehors en s’écriant :
- Nicolas ! Nicolas ! Viens !
Et celui-ci retrouva l’usage de ses jambes et vint, tout ému, vers elle.
- Regarde, disait celle-ci, comme la montagne est belle, le ciel est bleu, les oiseaux
chantent, les fleurs sentent bon, la forêt murmure et le vent la caresse ! Jamais je ne
quitterai ce paradis ! Si tu veux, Nicolas, restons ici et vivons comme si nous étions
seuls au monde. Tu bâtiras un chalet à côté de la source, on l’appellera Chantoiseau !
c’est ce que firent les deux jeunes gens qui furent les ancêtres des bergers et des
bûcherons qui vivent dans cette montagne et c’est pourquoi l’on y trouve des conteurs
qui, d’une histoire invraisemblable, font un conte merveilleux, parce qu’il nous vient
de la nuit des temps et qu’ils savent y mêler le rêve et la poésie, leur lyrisme étant un
désir de surnaturel. C’est pourquoi les robustes filles de la montagne, habituées aux
travaux des étables et de la forêt, sont d’une beauté simple et sans artifice. C’est
pourquoi l’on dit qu’elles ont des doigts de fée pour broder la dentelle des coiffes
qu’elles portent le dimanche. C’est pourquoi les montagnards sont pleins d’attentions
pour leur épouse et lui gardent cette tendresse qui fait la vie si douce. C’est aussi la
raison pour laquelle on appelle digitales ces plantes dont la montagne est pleine et ont
les longues fleurs roses sont des gants pour les fées lorsqu’elles veulent accomplir un
prodige. C’est pourquoi, dans le pays bas, depuis les hauteurs des Côtes Paloumères,
lorsqu’ l’on aperçoit la ligne bleue des Vosges dont les sommets sont arrondis comme
des seins de femme, on dit que c’est les poitrines des fées qui dorment là-bas pour
protéger les mystères de la montagne enchantée. C’est pourquoi les Alsaciens de
Colmar appellent la Planche de Masevaux le Bärenkopf où les ours ont disparu, et la
Planche des Belles Filles le Frolenkopf où les trois Demoiselles reposent leurs têtes en
se couchant sur le dos pour admirer la luminosité du ciel au soleil couchant.
Emile Raguin extrait de La légende oubliée. Contes et légendes de Franche-Comté.
Tags : vosges, trois, filles, Raguin
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Commentaires
Très joli conte.
Bonne journée.
Christian