• Les rois de la saucisse de Morteau - André Besson

    Ce gros village du Haut-Doubs - j'en tairai le nom, vous comprendrez pourquoi par la suite - était fort prospère à la fin de XIXè siècle. Il possédait un vaste domaine forestier qui procurait de confortables revenus aux finances locales. Grâce à ce pactole inépuisable, les édiles avaient doté leur commune des équipements les plus modernes et fastueux de la région. 

    Ils avaient fait construire une vaste et superbe mairie de style néo-classique en vogue à l'époque. Leur église, aux allures de cathédrale, resplendissait avec sa toiture aux tuiles vernissées. Deux lavoirs ornés de colonnes doriques et de superbes fontaines flanquées de cygnes et de griffons en fonte trônaient sur les places. La voirie était soigneusement entretenue. On avait même aménagé des trottoirs au centre du village, ainsi qu'une vespasienne, comme dans les grandes villes. 

    Les habitants de la bourgade tiraient une telle fierté de ces réalisations qu'ils étaient jalousés par leur voisins. Ils se vantaient tant de leur richesse qu'on les surnommait les "glorniôs", ce qui signifiait, en patois de la région, à la fois les "glorieux" et les "niais". On racontait sur eux une histoire qui faisait la joie des veillées et était connue dans tout le Haut-Doubs. 

    Il arriva, dans les années 1880, qu'un village proche de celui des "glorniôs" fit construire un pont de pierre pour permettre à ses habitants de franchir le Doubs, la rivière qui coulait sur son territoire. Cet ouvrage d'art avait demandé beaucoup de sacrifices financiers aux gens du cru bien moins riches que leurs voisins Une fois achevé, le pont fut inauguré en grande pompe par le sous-préfet, le député et le sénateur de la circonscription. Ceux-ci félicitèrent chaudement la municipalité concernée pour son utile et superbe réalisation. Pendant plusieurs mois, toutes les populations d'alentour vinrent admirer le pont, ne cessèrent d'en louer la solidité et l'élégance. 

    Cette soudaine notoriété de leurs voisins finit par agacer les "glorniôs" qui n'apprécièrent guère qu'on pût leur faire de l'ombre. 

    - Pourquoi ne construirions-nous pas aussi un pont ?  s'interrogèrent-ils. Comme nous sommes riches, le nôtre serait, à coup sûr, plus beau que celui d'à côté ! 

    Cette réflexion semblait d'une bonne logique, seulement voilà, il n'y avait pas, sur toute l'étendue de leur commune, la moindre rivière, le plus petit ruisselet et point de route dangereuse à enjamber... Cette particularité géographique ne changea rien à leur projet. A l'unanimité, ils décidèrent qu'ils feraient construire mieux qu'un pont : un viaduc ! 

    L'ouvrage fut achevé deux ans plus tard. Il était majestueux, situé au centre d'une vaste prairie d'où on pouvait l'admirer de très loin. Pour mieux signaler aux visiteurs l'origine de la propriété du monument, le conseil municipal fit apposer bien en évidence sur celui-ci une plaque énonçant : "Ce grand et beau pont appartient aux gens d'iqui ! (d'ici)"

    Informé de la vanité de ses promoteurs et de l'inutilité de leur réalisation, le sous-préfet, sollicité de venir inaugurer le viaduc, refusa cette invitation. Dans sa réponse au maire, il déclara qu'il se rendrait dans sa commune quand lui et son conseil municipal auraient un peu plus d'esprit. 

    Lue à haute voix lors d'une réunion des édiles, la lettre du sous-préfet laissa ceux-ci perplexes. Les termes employés suscitèrent bien des questions. Chacun se demanda ce que le représentant de la République avait bien voulu dire ? 

    Le maire finit par trancher le débat. 

    - Il n'est pas normal qu'une commune aussi riche que la nôtre manque d'esprit ! Puisqu'il nous reste encore beaucoup d'argent, même après avoir payé le viaduc, eh bien, on y mettra le prix, mais de l'esprit, on va en acheter, de manière à en avoir plus que les autres ! 

    Cette péroraison fit l'objet d'un consensus général et fut longuement applaudie. On désigna aussitôt deux conseillers municipaux, le Joset et le Fonsse, afin qu'ils se rendent dès le lendemain à Morteau, la ville la plus proche, pour y acquérir le précieux bien qui manquait à la municipalité. 

    Dès l'aube suivante, les deux mandataires partirent en carriole afin d'effectuer l'achat prévu. Les poches de chacun d'eux étaient gonflées de plusieurs dizaines de beaux jaunets encore à l'effigie du défunt Napoléon III. 

    Ce jour-là, c'était jour de foire dans la petite cité horlogère. Il y avait beaucoup de monde dans les rues. Nos deux gaillards commencèrent à s'enquérir, à droite et à gauche, du lieu où ils pourraient trouver de l'esprit. Au début, certains crurent qu'ils plaisantaient. D'autres pensèrent qu'ils recherchaient de l'esprit de vin, c'est-à-dire de l'alcool. Mais à leur dégaine et à leurs têtes d'ahuris, on comprit vite qu'ils étaient des simplets. 

    Abusant de leur crédulité, les Mortuasiens commencèrent à les envoyer d'un point à l'autre de la ville, leur désignant telle mercerie vendant aussi du "fil à couper le beurre", telle menuiserie des "planches de salut", telle quincaillerie "la balance des comptes". En les voyant débarquer, les commerçants les renvoyaient chez un de leurs confrères et ainsi de suite. 

    Vers le soir, alors que, recrus de fatigue, les deux "glorniôs" désespérés de ne pas trouver ce qu'ils recherchaient s'apprêtaient à abandonner leur vaine prospection, un charcutier leur déclara qu'il fabriquait de l'esprit et pouvait leur en procurer à bon prix autant qu'ils en voudraient. 

    L'homme habitait une maison dont le toit s'ornait d'un magnifique "thuyé", l'une de ces vastes cheminées en bois qui sont les originalités de la région. 

    N'en croyant pas leurs oreilles, les deux bonshommes se firent répéter la nouvelle : 

    - C'est t'y ben vrai ?  Vous vendez de l'esprit ? 

    - Parbleu ! J'en fabrique tous les jours ! 

    - Quand même, si on avait su ça, on s'rait v'nus chez vous dès ce matin. A c't'heure, on s'rait moins éreintés. 

    - Quelle quantité en voulez-vous ? 

    - ça pèse combien ? 

    - Ma foi, vous savez, l'esprit, y en a du léger, y en a du lourd. Celui que je fabrique est plutôt lourd. 

    - Alors vendez-vous tout se qu'on pourra porter. 

    - Vous aurez de quoi payer ? 

    - Pour sûr ! 

    Et les deux "glorniôs" sortirent les pièces qui gonflaient leurs poches. 

    Le charcutier disparut dans son arrière-boutique d'où il ressortit quelques instants plus tard les bras chargés de longs chapelets de saucisses fumées. 

    - Voilà votre esprit ! dit-il en posant ses appétissants produits sur l'étal. 

    - C'est donc ça l'esprit ? questionna le Joset en arrondissant les yeux. 

    - Oui.

    - Mais alors... On en fabrique aussi dans notre village ! s'exclama le Fonsse 

    - Peut-être. Mais le vôtre, c'est pas du véritable esprit ! Le seul véritable, c'est la saucisse de Morteau ! On n'en fait pas ailleurs ! 

    Le soir même, chacun d'eux ployant sous le poids d'un odorant collier de vingt kilos de charcuterie qui leur pendait en travers du cou, les deux compères revinrent dans leur village. En présence de leurs pairs ravis de posséder désormais ce qui manquait au conseil municipal de la commune, ils entre posèrent leur précieux chargement dans la cave de la mairie dont on ferma, par précaution, la porte à double tour. 

    Le lendemain, de sa plus belle plume, le maire écrivit au sous-préfet pour lui annoncer qu'on avait remédié à une lacune. Les édiles du village ne manquaient désormais plus d'esprit. S'il voulait bien s'en rendre compte par lui-même, on lui en montrerait dans les quarante kilos ! 

    Le haut fonctionnaire répondit quelques jours plus tard qu'en sa qualité de représentant de la République, il ne pouvait envisager d'assister à une assemblée monarchiste présidée par le roi des andouilles et composée de dix princes de la saucisse ! 

     

                                                                         André Besson

                                                    Contes et légendes du pays comtois (extrait) 

     

    Une parenthèse en Franche-Comté (2), fabrication de la saucisse de Morteau

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 17 Octobre 2021 à 23:40

    Mais quelle histoire !

    Je ne savais pas tout cela 

    Bises et @ demain 

    2
    Lundi 18 Octobre 2021 à 07:00

    Une sacrée histoire !!! j'ai bien ri en plus...

    Très bonne journée et gros bisous.

    3
    Lundi 18 Octobre 2021 à 07:08

    Ce conte est vraiment excellent.

    Bon lundi Brigitte.

    Christian

    4
    Lundi 18 Octobre 2021 à 10:54

    J'en connais chez nos dirigeants qui feraient bien d'en acheter un peu également  ;-))

    Bonne journée Brigitte, je t'adore.

    5
    Lundi 18 Octobre 2021 à 15:26
    Renée

    Pas mal cette histoire je ne l'avais jamais entendue....Miam mima la saucisse de Morteau et un régal. bonne semaine bisous

    6
    Lundi 18 Octobre 2021 à 15:41

     bonjour brigitte

     et moi c'est sans encombre que je peut enfin venir chez toi et cela grâce à toi et j'en est appris sur la saussice de morteau oh oui  c'est vraiment la meilleur le top du top je le confirme une bien belle histoire en tous les cas belle et douce journée et des gros bisous monette

    7
    Lundi 18 Octobre 2021 à 18:12

    Eh bien, beaucoup d'argent n'achète point l'esprit et ici en particulier, tout le monde est à mettre dans le même sac ! 

    Un conte- sourire dès le lundi, merci Brigitte et belle soirée.

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