• Christian Bobin - La grande vie (extrait)

     

    La lumière, franchissant l'obstacle du rideau sale, tombe sur le carrelage de la cuisine et me dit : "Tiens, puisque tu me vois, puisque tu me prêtes attention et que tu m'aimes, c'est que tu es vivant." Puis une pie passe en rase-mottes dans le pré. Ou un geai. Je n'ai pas eu le temps de bien voir ce que c'était. Qu'est-ce que "voir"? Aujourd'hui je dirai : c'est être cueilli, voilà, cueilli : quelque chose - un évènement, une couleur, une force - vous fait venir à lui, comme les petits enfants prennent une marguerite par le cou, et tirent. La beauté nous décapite. 

    Vous êtes derrière cette lettre que je vous écris, difficile à atteindre. Il me semble que si j'empoigne un peu de lumière sale et que je la jette sur la page vous serez là soudain, nous serons réunis par la même joie simple. 

    L'oiseau, c'était un geai, je crois. Vers le milieu de l'après-midi, un silence s'est fait partout dans le pré. Le ciel soudain a pâli comme quelqu'un à qui ont vient d'annoncer une mort.  Il n'y avait plus rien Et puis tout s'est rallumé. C'est quelque chose qui arrive très souvent, vers le milieu de l'après-midi. On ne le remarque guère. Il faut être prisonnier ou malade, ou assis devant une table, en train d'écrire, pour s'en apercevoir : l'étoffe du jour est trouée. Par les trous on voit le diable - ou, si vous préférez ce mot plus calme : le néant. Il y a un instant où le monde est laissé seul. Abandonné. C'est comme si Dieu retenait son souffle. un intervalle de néant entre deux domaines de lumière. 

    Penser comme un enfant presse son crâne entre deux petits poings de pierre. 

    Oui cette fois j'en suis sûr c'était un geai.  Il avait traversé le néant, était ressorti de l'autre côté, faisant le lien entre deux domaines lumineux. Et comme le travail de l'oiseau ne suffisait pas et que la nature contrairement à Dieu ne nous abandonne jamais, la lumière est venue à la rescousses dans la cuisine, la lumière périssable a traversé le rideau sale de mon âme et m'a parlé de la lumière éternelle afin qu'à mon tour je vous en parle, à vous. 

     

    Christian Bobin - La grande vie (extrait)

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 27 Juillet 2022 à 06:49

    Merci Brigitte pour cet extrait 

    On entre dans le décor ...

    2
    Mercredi 27 Juillet 2022 à 06:53

    Merci pour ce beau texte....

    Très bonne journée et gros bisous.

    3
    Mercredi 27 Juillet 2022 à 14:24
    Renée

    Très joli l'extrait choisi. Bisous

    4
    Mercredi 27 Juillet 2022 à 15:27

    C'est du Christian Bobin et c'est beau

    Bises du mercredi

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