• À propos des pelouses sans âme - Rue des Tritons

    Mars

    Quelques plantes plus vigoureuses que les autres ont profité du soleil printanier pour s’élever au-dessus du gazon, et cela «fait désordre» pour un immeuble toujours bien tenu. En fait de gazon, il s’agit plutôt d’une plate-bande qui s’étend sur quatre mètres de large, entre la façade grise et le trottoir. Lorsque qu’elle est tondue à raz, elle donne de loin l’illusion d’une pelouse très comme il faut. Et pour éviter que les chiens ne la souillent, elle est entourée d’une barrière en treillis, accessible par un petit portail toujours fermé à clé. En conséquence, ce coin de verdure n’est utile à personne: aucune fleur n’a le temps de s’épanouir pour réjouir un papillon, et aucun enfant ne peut y pousser son ballon. La pelouse semble servir uniquement à donner du travail au concierge et à ajouter du même coup un moteur de tondeuse au trafic de la rue.

    Ce matin-là, justement, le nouveau concierge s’apprête à effectuer sa première tonte. Il est en poste depuis un mois, et vu la difficulté de trouver un logement, il s’estime très heureux d’avoir déniché pour sa famille un trois-pièces-cuisine à la rue des Tritons. En paiement de son loyer, il s’occupe de l’entretien des cinq étages vétustes de l’immeuble. Il faut dire que le bâtiment date de 1957, année où les plus anciens locataires sont entrés, telle cette très vieille dame qui lorgne entre le fouillis de plantes débordant de son balcon. Le jeune concierge imagine qu’elle attend de voir comment il va s’y prendre, prête à ricaner s’il peine à mettre en route cette tondeuse. Alors il saisit la poignée de démarrage des deux mains, se plie en avant, et tire de toutes ses forces – si fort que la cordelette se casse net! Emporté par son élan, le pauvre homme s’affale contre le portail...

    Lorsqu’il se relève, son visage est pâle. La vieille dame est à ses côtés: elle est descendue avec un verre d’eau et son téléphone sans fil. Le concierge ne le sait pas encore, mais il s’est cassé le bras...

    Avril

    Elle s’appelle Antoinette, et elle confectionne un merveilleux gâteau au chocolat. Depuis l’accident de la tondeuse, la vieille dame prend régulièrement des nouvelles du nouveau concierge, dont le bras gauche est dans le plâtre. Elle lui a prêté son livre sur les plantes sauvages, afin qu’il puisse identifier celles qui poussent devant l’immeuble – car la pelouse n’a pas été tondue depuis l’accident.

    Quelques primevères ont d’abord fleuri par-ci, par-là, puis des tiges se sont rapidement élevées pour libérer des bouquets de couleur mauve. «Ce sont des cardamines», a expliqué Antoinette, «les feuilles sont comestibles et donnent un délicieux goût piquant aux salades». Puis il y a eu des pâquerettes, des violettes, des myosotis et quantité de fleurs minuscules qui suscitent l’admiration chez ceux qui se donnent la peine de se baisser pour les observer. «Elles portent le même nom que votre femme: Véronique», a précisé la vieille dame. «Ce sont les plus belles, mais tout le monde ne les remarque pas, tant elles sont discrètes.»

    Mai

    La pelouse s’est entièrement transformée. Pour le locataire du cinquième, qui n’est jamais content, c’est devenu un véritable terrain vague. Mais les autres sont ravis de contempler toutes ces plantes inattendues qui ont pris de la hauteur et des couleurs. Cette nature exubérante sert même de sujet de discussion entre les voisins qui se croisent dans l’escalier.

    Madame Antoinette et le concierge sont devenus de vrais complices. Devant chaque espèce de plante, ils ont placé une étiquette donnant son nom et des détails intéressants sur son histoire naturelle et ses propriétés médicinales ou culinaires. Depuis le trottoir, en regardant par-dessus la barrière, on a l’impression d’admirer un coin du jardin botanique. D’autant que Ludovic, le petit blond du quatrième, a fabriqué un joli panneau que le concierge a accroché au grillage. En lettres rouges, il est écrit: Jardin des Tritons.

    Au fil des semaines, Antoinette explique combien ce quartier a changé. Autrefois, lorsqu’elle a emménagé dans l’immeuble tout neuf, un reste de nature sauvage s’étendait en face, à la place des garages construits en 1986, année de la mort de son mari. Sous le goudron et le béton, la terre est si argileuse que l’eau de pluie ne pénétrait pas dans le sol. Elle formait de petits étangs qui attiraient de nombreux tritons. Voilà d’où vient le nom de la rue. Avant les garages, Antoinette pouvait observer depuis ses fenêtres les oiseaux se baigner dans les mares puis lisser leurs plumes. Des libellules visitaient régulièrement son balcon, et c’était un bonheur de regarder fleurir chaque année les iris jaunes.

    C’est en l’écoutant que le jeune concierge a l’idée de creuser un petit étang devant l’immeuble. Presqu’aussitôt sa femme, Véronique, rédige un mot qu’elle placarde dans le couloir, afin d’expliquer le projet aux locataires en leur demandant leurs avis.

    Juin

    Après seulement deux semaines, la régie répond favorablement à la lettre signée par la grande majorité des habitants: autorisation de creuser un petit étang devant l’immeuble – à l’essai et pourvu que cela ne coûte rien, ne provoque pas de dégâts et ne dérange personne. Si bien que le mercredi suivant, les enfants de l’immeuble ont tous choisi de passer leur jour de congé à creuser sous les recommandations de Monsieur Marcel, retraité de la poste, et du concierge dont le bras est rétabli. À l’autre bout de la rue – c’est une aubaine – il y a un chantier dont les ouvriers veulent bien prêter quelques outils et deux brouettes; ils permettent aussi d’emmener de leur fouille tous les gros cailloux qu’on voudra.

    Ainsi, avant six heures, tout est fini. La terre extraite péniblement à coups de pelle et de pioche forme un harmonieux relief qui borde la cuvette, profonde d’un mètre. Le concierge a adapté un robinet à la descente du toit, afin de la remplir naturellement avec la pluie. Et comme ce mois de juin n’est pas avare en orages, le ciel du lendemain a vite fait d’offrir l’eau qui manquait encore.

    L’orage est passé. Le soleil couchant donne une fière allure au petit étang que chacun regarde avec fierté, en buvant un apéritif d’immeuble organisé pour l’occasion. «Il lui manque des plantes aquatiques et des roseaux», soupirent les enfants. «Et il faudrait aussi y mettre des tritons, puisque c’est le nom de la rue  !»

    Or, comme tous les amphibiens, les tritons sont protégés par la loi: il est interdit d’en capturer dans la nature où ils se raréfient. Comment vont ils revenir jusqu’au numéro 3 de la rue qui porte leur nom?

    C’est là qu’Antoinette libère un sourire, un sourire comme on en fait lorsqu’on reçoit un cadeau attendu depuis longtemps. «Des iris, des roseaux, des plantes aquatiques, de la bonne vase riche en animalcules... et même des tritons: j’ai tout ce qu’il faut chez moi  !» Les voisins la regardent comme si elle n’avait plus toute sa tête. «Il y a trente ans», poursuit Antoinette pleine de joie, «avant que la pelle mécanique ne vienne détruire les étangs, j’ai recueilli des plantes et des animaux pour les installer sur mon balcon dans des pots et des bassines. Et les tritons se sont reproduits là chaque année, sortant de l’eau pour hiverner sous du vieux bois et des amas de feuilles que j’ai pris soin d’installer. Et je peux vous dire qu’ils sont aussi impatients que moi de redonner son âme à notre rue!»

     

                                                        ● Pierre-André Magnin 2010, revu en 2014

     

    Le ballet de reproduction du triton - La Salamandre

     

     

    Vous trouverez d'autres contes pédagogiques illustrés sur les thèmes de l'énergie, de l'environnement, des changements climatiques, du développement durable et de la biodiversité. Format pdf (~1 Mo), 2 ou 3 pages par histoire sur le lien qui suit. Pour enseignement primaire/secondaire, ou à lire avant de se coucher...

     Contes de la Terre

     

     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 14 Juillet 2020 à 21:46

    Super intéressant ces contes sur la terre , gérer l'environnement n'est pas une mince affaire 

    Merci à toi 

    @ Demain 

    2
    Mercredi 15 Juillet 2020 à 05:51
    Jean Claude Divet

    Brigitte ton article m'a beaucoup  plu. ça me rappelle que nos jardins potager ne doivent plus être propres, parfaits.. Etc.. Laisser pousser un peu d'herbe ça ramène la vie. ça m'exaspère de voir des jardins tirés au cordeau. Ce genre de pratique c'est terminé.

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    3
    Mercredi 15 Juillet 2020 à 06:41

    J'ai adoré cette belle histoire et j'imaginais les "tableaux" au fur-et-à-mesure de ma lecture... La vie de ce jardin, de cet immeuble et de ses habitants, doit être complèment chamboulée... 

    Moi aussi, j'aime bien quand la Nature "exulte" et que les jardins ont l'air un peu "fouillis"... mais certains n'aiment pas que le moindre brin d'herbe dépasse (j'en connais comme ça juste à côté de chez moi...)

    Très bonne journée et gros bisous

    4
    Mercredi 15 Juillet 2020 à 10:39

    bonjour brigitte

     j'ai lu cette petite histoire très belle à l'époque ou mon  feu époux était près de moi c'était souvent entre nous un sujet de discordance  entre nous hélas, mon jardin, il y régnait un désordre très naturel que moi j'aimais beaucoup ,,style petit jardin de curé belle journée à toi gros bisou monette

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