• A l’enterrement de Gorenflot  de Georges Thoma

    A l’enterrement de Gorenflot  de Georges Thoma

     

    C’était la fin de l’été, avec l’ancien nous étions allés cueillir des framboises dans son jardin, au bas du pays. L’Ancien un peu fatigué, s’était assis sur les pierres du murget. Il faisait chaud, les abeilles bourdonnaient autour de nous, se saoulant aux framboises trop mûres.

    Tout à coup, à son habitude, l’ancien laissa tomber quelques mots sibyllins : Ah, ce Gorenflot !

    Je me gardais bien de réagir, car il se serait alors fermé comme une huître. Je tournais simplement la tête vers lui, sans rien dire. Oui, poursuivit-il, quel heureux homme. Comme mon mutisme persistait, il sourit, car il savait bien que je bouillais d’impatience, mais c’était là notre jeu. Enfin, il se décida, sortit sa pipe, il la bourra avec soin, se cala à son aise entre les pierres et, prenant ce ton un peu pensif du conteur, il commença.

    « Il y a bien des années de cela, venant de Toulouse, un mendiant pénétra au village. Maigre, habillé de haillons, même en cette époque de pauvreté, son aspect inspirait la pitié. Sans doute affamé, il passait de porte en porte, sans recevoir de meilleur accueil qu’un chien. Sur la place, il fit le tour des plus riches maisons, mais l’accueil ne fut pas meilleur et il essuya même quelques moqueries.

    Découragé, il prit le chemin d’Arlay. Arrivé à l’orée du bois, il aperçut une fumée qui s’élevait à quelques centaines de pieds de là. Prenant cette direction, il ne tarda pas à découvrir une cabane de bûcheron, faite en rondins. Devant la porte, surveillant son feu, se tenait Gorenflot.

    Il était né au village. Jeune encore, il avait été entrainé dans la guerre « hallebardier de la milice ». Suivant les armées, il avait traversé toute l’Europe. Un jour, enfin, il avait pu revenir au pays, mais sans un sou. Depuis, il vivait dans cette cabane, louant ses bras, mais vivant le plus souvent de champignons, de fruits des bois et du miel de quelques ruches. Les enfants l’aimaient bien car il leur racontait ce qu’il avait vu, au loin, dans ces pays étrangers où l’on ne parle pas comme chez nous.

    Voyant le mendiant, Gorenflot se leva pour l’accueillir. Il lui tendit de l’eau pour s’abreuver et se nettoyer. Puis il ne tarda pas à lui offrir des noix, des noisettes et du miel. Le mendiant mangea sans dire un mot puis, rassasié, il leva les yeux vers son bienfaiteur et lui sourit.

    Gorenflot alors se figea, n’osant croire ses yeux, car dans ce sourire merveilleux luisait tout l’amour du monde. Sa tête se mis à tourner comme s’il s’était trouvé devant un précipice vertigineux. Mais il reprit vite ses esprits et tomba à genoux car il avait reconnu Jésus.

    Celui-ci le releva et ils s’assirent et causèrent une partie de l’après-midi. Le soir tombait et Jésus se leva pour reprendre sa route.

    - Tu m’as reçu, frère, que pourrais-je t’offrir ? Tu vis heureux.

    - Non, répondit Gorenflot, j’ai peur. Quand je m’éteindrai, Seigneur, il n’y aura personne pour suivre mon cercueil et cette pensée m’attriste.

    Alors, Jésus, le bénissant, lui dit : « Ne crains rien, tu auras plus d’amis fidèles à ton enterrement que le plus puissant des roi ».

    Puis le mendiant reprit sa route vers Arlay et se perdit dans le Grand Bois d’Amont.

    Gorenflot resta pensif fort longtemps, qu’avait voulu dire Jésus. Certes il ne mettait pas en doute la parole de notre Seigneur, mais il se demandait quels amis pourraient l’accompagner à sa dernière demeure. Sa crainte cependant avait disparue et il était plus joyeux qu’avant. Les enfants en venaient encore plus souvent et il leur apprenait les secrets des bois : les taches de champignons, les traces des animaux, le chant des oiseaux…

    Bien des années passèrent et, un jour de printemps, les enfants le trouvèrent mort, assis, le visage serein, à l’entrée de sa cabane. Ils coururent vite prévenir Monsieur le Curé qui, comme le pauvre Gorenflot n’avait plus de famille, prit la direction des opérations.

    Deux jours après le pauvre cercueil montait vers le village tiré par la jument du père Prost. La pauvre Soubise, déjà âgée, n’allait pas bien vite, mais cela n’avait pas d’importance car personne ne suivait le convoi.

    A l’église, seul le Curé, les rouges-cottes, les hommes qui avaient porté le cercueil et deux ou trois bigotes étaient là, pendant que Cedot sonnait le glas. Mais d’ami véritable il n’y en avait pas. La messe terminée, les hommes chargèrent le cercueil et, en procession, derrière le Curé, suivis des bigotes, ils se dirigèrent vers la sortie de l’église.

    Sur le parvis l’affolement les gagna et ils abandonnèrent Gorenflot pour refluer le plus vite possible dans l’église en refermant le portail avec précipitation. Le cimetière bruissait de milliers, de millions, de milliards d’abeilles. Cedot, le bedot, fin apiculteur, ne comprenait pas ce qui se passait. Au bout de quelques minutes, plus courageux que les autres, il entrouvrit la porte. Tout était calme, il sortit et ne vit rien d’alarmant. Alors la cérémonie reprit son cours et la procession se dirigea vers le fond du cimetière.

    Mais là, sur les arbres, les essaims s’étaient formés, les abeilles de Gorenflot l’accompagnaient à sa dernière demeure. A côté d’elles, sur les branches se tenaient les oiseaux et les écureuils des bois, ses voisins et amis.

    Jésus avait tenu sa promesse. »

    Puis l’ancien se tut, méditant. Après un long moment, en silence, on reprit le travail.

    Le soir, à la maison, assis dans son fauteuil, l’ancien fumait sa pipe. Seul une bulle crevant à la surface des gaudes qui migeotaient doucement sur la cuisinière troublait le silence. D’un ton de profonde envie, jaloux même, le vieux laissa tomber « tout de même elles devaient l’aimer pour venir à son enterrement ses abeilles ! Ah, nom de Dieu, qu’il devait être bon dans son cœur ! »

     

                    Georges Thoma

     

    (source La Racontotte - Nature et traditions comtoises)

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 16 Janvier 2019 à 06:57

    Un conte très émouvant.

    Bonne journée Brigitte.

    Christian

    2
    Mercredi 16 Janvier 2019 à 10:02
    telavivcat

    j'ai adoré. Merci

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