• Le Noël de l’homme sans nom de André Besson

     

    Nous discutions au coin du feu, entre vieux amis, des méfaits et mérites du tabac. Les avis étaient comme toujours très partagés. Le docteur Boissard, qui ne s’était pas mêlé jusque-là au dialogue, prit à son tour la parole. Nous fîmes tous silence pour l’écouter car cet homme sage était de ceux dont l’opinion pouvait à coup sûr enrichir notre débat.

    - Vous savez tous, mes chers amis, nous dit-il, que je suis un gros fumeur.  Par surcroît fumeur de pipe. J’ai contracté cette habitude dès mes premières années de médecine.  Elle ne m’a plus quitté depuis.  Sur le plan médical, je suis personnellement pour le tabac, car j’ai des raisons de croire en ses vertus. J’ai en effet connu à ce sujet une expérience peu commune…

    Il se tourna vers moi et observa :

    - Au fait, mon aventure pourrait peut-être vous inspirer un récit ?

    Ensuite, très calmement, après avoir pris le temps de bourrer sa pipe de Saint-Claude d’un odorant mélange de sa composition, notre ami reprit :

    - Durant l’hiver 1944-1945 qui fut terrible sur le plan militaire et le plan climatique, je dirigeais un hôpital de campagne sur le front des Ardennes. Juste au moment où le maréchal von Rundstedt déclencha sa fameuse offensive. Vous vous en souvenez sans doute, l’affaire faillit mal tourner pour les alliés Hitler avait jeté ses dernières réserves dans la bataille et procédé par surprise. L’attaque des blindés allemands désorganisa nos lignes de défense. Nos troupes furent obligées de se replier précipitamment. Des combats meurtriers, à l’issue indécise se déroulèrent durant plusieurs jours.

    Le docteur Boissard aspira une bouffée de sa pipe, la rejeta presque aussitôt et poursuivit :

    - Un soir, une ambulance nous amena un blessé fort mal en point. Il avait une plaie profonde à la tête et son corps était couvert de graves brûlures. On venait de découvrir le malheureux dans les décombres d’une localité qui avait été prise et reprise plusieurs fois dans la journée. Sous la mince couverture de la civière, il était complètement nu. Seuls, quelques pansements hâtifs recouvraient ses plaies. Les infirmiers des premières lignes avaient dû le déshabiller sur place pour lu apporter les premiers soins. Le chauffeur de l’ambulance et les brancardiers ne savaient rien de ce soldat car il était démuni de son bracelet d’identité. Ils ignoraient s’il s’agissait d’un combattant allié ou allemand ?  Dans mon service, nous nous préoccupâmes fort peu au début de ce détail identitaire. Cet homme sans connaissance était gravement blessé. Ami ? Ennemi ? Une seule chose importait : soulager ses souffrances et essayer de le sauver. Nous nous y employâmes aussitôt.

    Le narrateur tira une nouvelle bouffée et continua son récit :

    - Pendant plusieurs jours, le malheureux demeura dans un état comateux dont il finit par sortir grâce à nos soins, nous laissant la certitude qu’il était tiré d’affaire. Il s’agissait d’un garçon d’environ vingt-cinq ans, aux cheveux blonds, aux yeux gris, aux traits réguliers. Il avait le corps et la musculature d’un athlète. La finesse de ses mains laissait supposer qu’il n’exerçait pas précédemment une profession manuelle. Une semaine s’écoula après sa reprise de conscience, avant que le jeune homme ne retrouvât l’usage de la parole.

    Un matin, il réclama à boire. Dans un langage que nous eûmes du mal à interpréter. Un jargon indéfinissable où se mêlaient curieusement des expressions allemandes et françaises. A toutes nos questions sur ses origines, le blessé fut incapable de répondre. Mes collaborateurs et moi en déduisîmes qu’il avait totalement perdu la mémoire.

    - Ces phénomènes amnésiques se sont souvent produits durant la guerre, dit maître Bugnet, l’in des amis présents à cette soirées.  J’ai plaidé un jour pour un client qu’on avait voulu déposséder de ses biens, comme dans l’histoire du Colonel Chabert que Balzac a racontée dans une de ses nouvelles.  Il avait perdu ses facultés mentales à Caen, lors d’un bombardement, au moment du débarquement en Normandie.

    - ça s’est bien terminé pour lui ? demandai-je

    - Oui, heureusement. Je pus prouver dans un premier temps son identité et il recouvra par la suite la mémoire.

    - En ce qui concerne mon patient, poursuivit le docteur Boissard, son problème fut plus difficile à résoudre. Dès le début, son cas m’intrigua fortement. Bien qu’il ne releva pas de mes compétences – en matière mentale, les soldats choqués étant pris en charge par des médecins psychiatres – j’essayai néanmoins d’accélérer sa guérison à la fois sur le plan physique et sur le plan cérébral. Hélas ! si je parvins à cicatriser ses plaies, je dus m’avouer battu dans le domaine psychogène. Malgré tous mes efforts, mon protégé ne retrouva pas la mémoire. Après avoir été remis sur pied, il fut replié vers un centre de convalescence où je perdis sa trace.

     Notre conteur s’interrompit de nouveau un instant pour remettre une bûche dans la cheminée, avant de reprendre :

    - J’avais totalement oublié cette histoire lorsqu’en 1949, je fus chargé par le ministère des Anciens Combattants de visiter les centres hospitaliers où étaient soignés les malades mentaux militaires victimes du dernier conflit. Vers le 15 décembre, j’arrivai à la Renardière, une sorte de chalet alpin niché au creux de la forêt de Beusinière, dans les Vosges saônoises, au pied du Ballon d’Alsace. L’établissement abritait une cinquantaine de pitoyables épaves, victimes de la guerre 39-45. En parcourant les salles en compagnie du directeur de la maison, ma surprise fut grande d’y revoir l’homme que j’avais arraché à la mort cinq ans auparavant. Il paraissait en bonne santé et, à part un peu d’embonpoint, n’avait pas changé. Son visage reflétait toujours la même impression de tristesse. Ses yeux gris, étranges, avaient un air d’absence, de distraction. En quelques mots, j’essayai de lui rappeler le souvenir de son passage dans mon service. Le prénom d’une infirmière qui l’avait pris en amitié. Une ombre passa dans son regard, comme un chagrin qu’on dérange.  Comme si, en voulant réveiller ses songes morts, j’avais perturbé la quiétude d’une âme dont il était difficile de savoir si elle était résignée, pacifiée ou désespérée par son état ? un peu plus tard, le médecin directeur du centre m’expliqua qu’on avait essayé vainement tous les traitements connus sur ce pauvre garçon. Selon les diagnostiques des spécialistes, il était irrécupérable, amnésique à vie ! Je m’insurgeai.  Comment se faisait-il que la sécurité militaire ne fût pas parvenue à l’identifier ?  Mon confère m’expliqua que malgré de nombreuses démarches et recherches, l’administration n’était pas arrivée à lui redonner son nom. On ne connaissait même pas sa nationalité. Comme il s’exprimait avec un léger accent, on supposait même qu’il pouvait être allemand.

    Après avoir rallumé sa pipe éteinte, le docteur Boissard continua son récit :

    - Ces explications me causèrent un pénible malaise. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que ce pauvre garçon avait pu, depuis cinq années, demeurer dans un tel état d’inconscience. Captif d’un univers plus hermétique que le plus rigoureux des camps de prisonniers !  Je décidai sur-le-champ de faire ce qui serait humainement possible pour le tirer de là. D’accord avec le directeur de la Renardière, je prolongeai mon séjour d’une semaine afin de pouvoir discuter longuement avec mon protégé, évoquer des souvenirs d’anciens combattants qui pourraient peut-être raviver sa mémoire. Je me consacrai à cette tâche pendant huit jours. Je posais d’innombrables questions, j’échafaudai mille scénarios possibles, fit appel à toutes les ressources de mon imagination pour recréer un climat propice à l’éclosion d’un seul souvenir dans l’esprit de mon interlocuteur. En vain. Je ne parvins pas à ouvrir une seule des portes de la prison où sa conscience était reléguée depuis cinq ans. Après chacune de mes interventions, il secouait lentement la tête et, avec un sourire, triste, usé, délavé par le temps, il me répondait : « Non, docteur, je ne me souviens pas. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ? … »

    Après avoir employé tous les arguments imaginables, las de me heurter au mutisme de mon interlocuteur, à ses yeux empreints d’une solitude sans limite, emplis de songes morts, je décidai à mon tour de renoncer. La maladie dont souffrait le malheureux était véritablement incurable.

    - Quels étaient les traitements médicaux subis préalablement par ce patient ? s’enquit Hervé Langerot, pharmacien de son état.

    - Toutes les thérapies aussi bien physiques, comme l’électrochoc, ou chimiques, comme les neuroleptiques, avaient été employés. Sans résultats. En ce qui me concernait, comme ma mission s’était prolongée au-delà de mes prévisions, je me trouvai encore à la Renardière à la veille de Noël. Craignant de voyager dans un train bondé en cette période de fêtes, je décidai d’attendre deux jours de plus avant de repartir sur Paris. Il avait fait un très vilain temps depuis mon arrivée. Les bourrasques de neige n’avaient pas cessé de se succéder sur les Vosges saônoises. Les arbres de la belle forêt de Beusinière étaient tout blancs. J’allais vivre ce Noël 1949 dans le même décor que j’avais connu sur le front des Ardennes, en décembre 1944. Si à l’époque j’avais réussi à sauver mon protégé, mon intervention s’était soldée cette fois par un échec. Comme j’éprouvais pour lui une grande pitié, afin d’atténuer un peu sa solitude, je le conviai, le soir du réveillon, à faire quelques parties d’échecs, car on m’avait dit qu’il excellait à ce jeu Nous entamâmes ainsi, après dîner, une première manche que je perdis en moins d’une demi-heure, puis une seconde qu’il gagna également, de même qu’une troisième. Ce garçon avait vraiment un don inné. Moi qui m’estimais jusque-là assez bon joueur, je dus convenir que j’avais trouvé mon maître.

    Avant d’attaquer une troisième partie, je lui offris un biscuit, qu’il accepta, et un verre de cognac qu’il refusa.  Tandis qu’il croquait son gâteau sec, je bourrai ma pipe de mon habituel mélange de tabac, et je me mis à fumer. Nous recommençâmes à jouer et, de nouveau, mon  partenaire me fit subir sa loi Il était déjà parvenu à me prendre une tour et un cavalier lorsque tout à coup, je le vis porter la main à son front et fermer les yeux. Je crus à cet instant qu’il se concentrait pour parer l’attaque de ma reine. Il n’en était rien. Ma surprise fut grande en remarquant qu’il pleurait ! « Qu’y a-t-il ? demandai-je. Vous ne vous sentez pas bien ?  Il secoua plusieurs fois la tête en silence et se mit à me regarder avec une telle insistance que je compris qu’il se passait quelque chose dans son esprit. Ses yeux noyés d’ennui et de brume semblèrent suivre un songe depuis longtemps perdu, effacé par la malchance. Il ferma les paupières durant un long instant et je vis ses narines se dilater, comme celle d’un asphyxié qui renaît à la vie. « Cette odeur, murmura-t-il… Mon Dieu ! mon Dieu ! C’est l’odeur du tabac que fumait mon grand-père ! » Je ne sais lequel de nous deux était à ce moment le plus pâle. Je crois bien que je n’avais plus une seule goutte de sang dans les veines. Je regardai ma pipe bêtement. Incapable d’en tirer une nouvelle bouffée. Comme si elle était devenue sacrée. Lui aussi la fixait cette pipe, déjà culottée par un long usage. Une mince fumerolle bleue s’en échappait, que nos souffles faisaient danser sous la lampe. Il la suivait des yeux, entre ses larmes. Je compris alors qu’un événement extraordinaire venait de se produire. Ce que cinq années de traitements médicaux les plus sophistiqués n’étaient pas parvenus à provoquer, la simple odeur de mon tabac venait de le susciter. Mon protégé, l’homme aux yeux tristes des jours sans espérance. L’épave sans nom, jetée, délaissée, échouée dans cet hôpital perdu aux confins du Territoire de Belfort et le l’Alsace, venait de retrouver brusquement la mémoire !

    Tous captivés par ce récit, nous attendîmes avec impatience, dans le silence le plus complet, que notre ami eût achevé de tisonner les braises du foyer qui nous réchauffait. Le docteur Boissard reprit, de sa belle voix grave, un peu étranglée cette fois par l’émotion :

    - L’histoire de ce garçon était à la fois simple et tragique. Il me la raconta ce soir-là au fur et à mesure que la mémoire lui revint. Il s’appelait François Kauffmann.  Il était originaire de la région de Schirmeck où ses parents exploitaient autrefois une scierie. Orphelin dès sa petite enfance, son père et sa mère ayant été tués durant la guerre 1914-1918, le jeune Alsacien avait été élevé par son grand-père, vieux schlitteur du Donon qui fumait, dans sa pipe en porcelaine, un odorant mélange de tabacs et d’herbes sauvages cueillies dans les forêts. Par une étrange coïncidence, l’odeur du mélange que je réalise à partir de différentes variétés de tabacs français et étrangers, était analogue à celle qui se dégageait de la pipe du vieux père Kauffmann. Ma fumée avait brusquement remémoré son passé à mon protégé. Mobilisé en 1939, dans l’armée française, François avait connu le sort malheureux des défenseurs de la ligne Maginot. Fait prisonnier avec l’ensemble de son régiment, il s’était retrouvé dans un stalag, en Allemagne. Le régime nazi ayant décidé de libérer les Alsaciens et les Lorrains promis à devenir des citoyens du Grand Reich, il avait regagné son village natal, en novembre 1940 et appris le décès de son grand-père. Le jeune homme ayant, avant la guerre, fait des études de droit à Strasbourg, trouva peu après sa démobilisation, un emploi chez un notaire. Au printemps de l’année 1941, un ordre du Gauleiter d’Alsace mit fin aux occupations civiles de François Kauffmann, comme à celles de beaucoup d’autres jeunes « Malgré nous ». Envoyé en Russie, il connut les tribulations d’une armée d’invasion vouée au désastre par la folie de Hitler. Ramenée en hâte sur le front de l’Ouest à la fin de 1944, la division de Panzer à laquelle il appartenait fut aussitôt engagée dans l’ultime offensive déclenchée par Von Rundstedt. Au cours d’un combat contre une unité américaine, le char à bord duquel se trouvait François fut touché de plein fouet par un obus ; Grièvement blessé, sans doute sorti des flammes par un de ses camarades, il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé ensuite. Comment il avait été retrouvé, parmi les ruines d’un village, par nos équipes sanitaires de première ligne ?

    Notre conteur s’interrompit à nouveau un instant, tapa sa pipe éteinte contre le rebord d’un chenet, puis conclut 

    - Le mystère entourant mon protégé venait brusquement de s’éclairer. Je comprenais les raisons de l’échec des recherches menées en France, aux Etats-Unis et en Allemagne où son signalement et son portrait avaient été largement diffusés. Son accent s’expliquait aussi, de même que sa parfaite connaissance des deux langues. François Kauffmann était en train d’chever son émouvante confession lorsque tout à coup, dans la grande nuit d’hiver pétrifiée par le froid, les cloches de la petite chapelle voisine du centre de la Renardière se mirent à sonner, appelant les pensionnaires et les fidèles du hameau voisin à la messe de minuit Nous y assistâmes ensemble. De ma vie, je ne priai avec une aussi grande ferveur que ce Noël-là !

     

                                                           André BESSON

                                    Extrait de Contes et légendes du pays comtois.

     

    Le Noël de l’homme sans nom de André Besson

     

     

     

    « Il réenchante son quotidien en créant de drôles de jouets en boisGaspar Claus - Ô Sélénites »
    Pin It

    Tags Tags : ,
  • Commentaires

    1
    Dimanche 12 Décembre 2021 à 06:45

    Merci pour nous avoir transmis ce beau récit....

    Très bon dimanche et gros bisous.

    2
    Dimanche 12 Décembre 2021 à 07:58

    Bonjour Brigitte !  La première partie de ce magnifique récit me rappelle le film "le Patient anglais", où on voit cet homme entièrement bandé, le visage caché et meurtri de blessures, sans savoir s'il est allemand, français ou américain. Le récit décrit assez bien la folie des guerres, et surtout celle des nazis et, d'un point de vue médical, le fait que l'on peut retrouver la mémoire grâce à un simple détail, une musique, une odeur...   la médecine du cerveau est complexe, mais c'est parfois en nous que l'on peut trouver les solutions.

    Merci Brigitte pour cette lecture qui fait du bien. Excellente journée !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :