Saisir l’instant tel une fleur
Qu’on insère entre deux feuillets
Et rien n’existe avant après
Dans la suite infinie des heures.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. S’y réfugier.
Et s’en repaître. En rêver.
À cette épave s’accrocher.
Le mettre à l’éternel présent.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. Construire un monde.
Se répéter que lui seul compte
Et que le reste est complément.
S’en nourrir inlassablement.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant tel un bouquet
Et de sa fraîcheur s’imprégner.
Et de ses couleurs se gaver.
Ah ! combien riche alors j’étais !
Saisir l’instant.
Saisir l’instant à peine né
Et le bercer comme un enfant.
A quel moment ai-je cessé ?
Pourquoi ne puis-je… ?
Esther Granek, Je cours après mon ombre, 1981
T’es pas beau, l’humain !
Remontant donc les millénaires
jusqu’au temps où (station debout)
tu devins maître de la terre
depuis l’éléphant jusqu’au pou,
tu te déclaras bien tourné,
te sacrant Narcisse à jamais.
Horreur ! De quel oeil te vois-tu,
toi mammifère mal fichu !
Car pour te dire les choses en gros,
t’es pas beau, l’Humain ! T’es pas beau !…
Ta main te devenant l’outil
qui soudain te différentie
(étant quasi seul animal
à marcher à la verticale),
dès lors, balançant tes battoirs
en un va-et-vient ridicule,
tes bras te sont double pendule
marquant ton pas. Sans le vouloir.
Là, pour te dire les choses en gros,
t’es pas beau, l’Humain ! T’es pas beau !…
Dessous les voiles où tu enfermes
les déserts de ton épiderme,
tes crins en touffes et en bouquets
(sortes de burlesques futaies,
poils clairsemés et poils touffus,
forêts, oasis incongrues
où folichonnent tes attraits)
te font paraître bien plus nu.
Ça, pour te dire les choses en gros,
t’es pas beau, l’Humain ! T’es pas beau !…
Car te comparant au félin,
tu es l’ivraie, et lui l’or fin.
Le cheval a plus de noblesse
en chaque patte, en chaque fesse
que toi déployant ton meilleur.
Total aveugle à ta laideur,
tu ris pourtant comme un p’tit fou
en regardant les singes au zoo.
Vrai, pour te dire les choses en gros,
t’es pas beau, l’Humain ! T’es pas beau !…
Ô pesanteur ! Ô triste loi !
Ô traction du haut vers le bas !
C’est perpendiculaire au sol
que ta colonne se détraque,
te faisant vertèbres patraques
dès l’âge où tes chairs seront molles.
Alors, vieille outre flasque et terne,
panoplie de drapeaux en berne…
Bref, pour te dire les choses en gros,
t’es pas beau, l’Humain ! T’es pas beau !…
Esther Granek, Je cours après mon ombre, 1981
J’ai attrapé un chant d’oiseau
J’ai attrapé un chant d’oiseau
Et je l’ai mis dans ma guitare.
Il en sort un refrain de paix
Qui fait trêve de mes regrets.
J’ai rapporté des verts coteaux
Un peu de leurs parfums sauvages.
J’ai rapporté couleurs de mai
Et les ai mises en un bouquet.
J’ai emporté dans mes voyages
Et ta présence et ton visage.
Et c’est comme un cadeau des cieux
Car étant seul je suis à deux.
Esther Granek, Portraits et chansons sans retouches, 1976
Rêves
Je te vois t’accrochant aux rêves.
Triste et dur sera ton réveil,
car poursuivant de faux soleils,
en eux se desséchera ta sève.
En toi tu sais vivre par coeur
à force d’imagination.
Tristes et dures seront les heures
te ramenant à la raison.
Tu vas, t’inventant des images,
inversant les réalités.
Triste et dur sera le voyage
qui vient parfois te réveiller.
Eh bien, qu’il me soit triste et dur!
Encor j’en veux payer le prix,
et que mes rêves ne soient finis!
Par-delà mes réveils, qu’ils durent!
Esther Granek, Portraits et chansons sans retouches, 1976
Contradictions
Ils cohabitent en moi.
Se battent sans qu’on le voie :
Le passé le présent
Le futur et maintenant
L’illusion et le vrai
Le maussade et le gai
La bêtise la raison
Et les oui et les non
L’amour de ma personne
Les dégoûts qu’elle me donne
Les façades qu’on se fait
Et ce qui derrière est
Et les peurs qu’on avale
Les courages qu’on étale
Les envies de dire zut
Et les besoins de lutte
Et l’humain et la bête
Et le ventre et la tête
Les sens et la vertu
Le caché et le nu
L’aimable et le sévère
Le prude et le vulgaire
Le parleur le taiseux
Le brave et le peureux
Et le fier et le veule…
Pour tout ça je suis seul.
Esther Granek, Ballades et réflexions à ma façon, 1978
Évasion
Et je serai face à la mer
qui viendra baigner les galets.
Caresses d’eau, de vent et d’air.
Et de lumière. D’immensité.
Et en moi sera le désert.
N’y entrera que ciel léger.
Et je serai face à la mer
qui viendra battre les rochers.
Giflant. Cinglant. Usant la pierre.
Frappant. S’infiltrant. Déchaînée.
Et en moi sera le désert.
N’y entrera ciel tourmenté.
Et je serai face à la mer,
statue de chair et coeur de bois.
Et me ferai désert en moi.
Qu’importera l’heure. Sombre ou claire …
Esther Granek De la pensée aux mots