• Daniel Pennac - Chagrin d'école

    Quand un cancre devient professeur et romancier. Qui mieux qu’un ancien cancre peut comprendre les élèves en difficulté ? Et qui a sauvé cet élève-là d’un naufrage annoncé ?  Il y a dans ce livre une sincérité touchante mâtinée d’humour et de tendresse. Daniel Pennac nous dit la souffrance de l’enfant étiqueté « cancre ». Derrière un « je m’en foutisme », derrière un esprit frondeur, il y a un enfant qui vit mal cette différence, qui ressent solitude et honte, qui jongle avec des mensonges pour retarder au maximum le verdict fatidique de son entourage (parents ou enseignants).

     

    Extrait

    « 

    -      J’y arriverai jamais, m’sieur.

    -      Tu dis ?

    -      J’y arriverai jamais !

    -      Où veux-tu aller ?

    -      Nulle part ! Je veux aller nulle part !

    -      Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver ?

    -      C’est pas ce qeu je veux dire !

    -      Qu’est-ce que tu veux dire ?

    -      Que j’y arriverai jamais, c’est tout !

    -      Ecris-nous ça au tableau : Je n’y arriverai jamais. 

    Je ni ariverai jamais.

    -      Tu t’es trompé de n’y. Celui-ci est une conjonction négative, je t’expliquerai plus tard. Corrige. N’y, ici, s’écrit n apostrophe,y. Et arriver prend deux r.

    Je n’y arriverai jamais

    -      Bon. Qu’est-ce que c’est que ce « y » d’après toi ?

    -      Je sais pas.

    -      Eh bien il faut absolument qu’on trouve ce qu’il veut dire, parce que c’est lui qui te fait peur, ce « y »

    -      J’ai pas peur.

    -      Tu n’as pas peur ?

    -      Non.

    -      Tu n’as pas peur de ne pas y arriver ?

    -      Non, je m’en branle.

    -      Pardon ?

    -      Ça m’est égal, quoi, je m’en moque !

    -      Tu te moques de ne pas y arriver ?

    -      Je m’en moque, c’est tout.

    -      Et ça, tu peux l’écrire au tableau ?

    -      Quoi, je m’en moque ?

    Je mens moque.

    -      Oui.

    -      Mapostrophe en. Là tu as écrit le verbe mentir à la première personne du présent.

    Je m’en moque.

    -      Bon, et ce « en » justement, qu’est-ce que c’est que ce « en » ?

    -     

    -      Ce « en », qu’est-ce que c’est ?

    -      Je sais pas, moi… C’est tout ça !

    -      Tout ça quoi ?

    -      Tout ce qui me gonfle.

    …  Cette année-là, donc, nous avons ouvert le ventre de ce « y », de ce « en », de ce « ça », de ce « tout », de ce « rien ». Chaque fois qu’ils faisaient irruption dans la classe, nous partions à la recherche de ce que nous cachaient ces mots si déprimants. Nous avons vidé cers outres infiniment extensibles de ce qui alourdit la barque de l’élève en perdition, nous les avons vidées comme on écope un canot sur le point de couler, et nous avons examiné de près le contenu de près le contenu de ce que nous jetions par-dessus bord :

    « Y » : cet exercice de math d’abord, qui avait mis le feu aux poudres.

    « Y » : celui de grammaire, ensuite, qui avait rallumé l’incendie. (La grammaire, ça me gonfle encore plus que les math, m’sieur !)

    Et ainsi de suite : « y » la langue anglaise qui ne se laissait pas saisir, « y », la techno qui le gonflait comme le reste (dix ans plus tard elle lui prendrait la tête et dix ans plus  tard encore, elle le gaverait), « y », les résultats que tous les adultes attendaient vainement de lui, bref « y », tous les aspects de sa scolarité.

    D’où l’apparition du « en », de s’en moquer (s’en foutre, s’en taper, s’en branler, histoire de tester la résistance des oreilles enseignantes. Encore une vingtaine d’années et s’en battre les couilles viendrait s’ajouter à la liste).

    « En », le constat quotidien de son échec,

    « En », l’opinion que les adultes ont de lui,

    « En », ce sentiment d’humiliation qu’il préfère reconvertir en haine des professeurs et en mépris des bon élèves…

    D’où son refus de chercher à comprendre l’énorme « ça » qui ne sert à « rien », cette envie permanente d’être ailleurs, de faire autre chose, n’impore où ailleurs et n’importe quoi d’autres.

    Leur dissection scrupuleuse de ce « y » révéla à ces élèves l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes : des nuls fourvoyés dans un univers absurde, qui préféraient s’en foutre, puisqu’ils ne s’y voyaient aucun avenir.

    -      Même pas en rêve, monsieur !

    No future.

    « Y » ou l’avenir inaccessible.

    Seulement à ne s’imaginer aucun futur, on ne s’installe pas non plus dans le présent. On est asssis sur sa chaise mais ailleurs, prisonnier des limbes de la déploration, un temps qui ne passe pas, une sorte de perpétuité, un sentiment de torture qu’on ferait payer à n’importe qui, et au prix fort.

    D’où ma résolution de professeur : user de l’analyse grammaticale pour les ramener ici, maintenant, afin d’y éprouver le délice très particulier de comprendre à quoi ser un pronom adverbial, un mot capital qu’on utilise mille fois par jour, sans y penser. Parfaitement inutile, devant cet élève en colère, de se perdre en arguties morales ou psychologiques, l’heure n’est pas au débat, elle est à l’urgence.

    Une fois « y » et « en » vidés et nettoyés, nous les avons dûment étiquetés. Deux pronoms adverbiaux forts pratiques pour noyer le poisson dans une conversation épineuse. Nous les avons comparés à des caves du langage, ces pronoms, à des greniers inaccessibles, à une valise qu’on n’ouvre jamais, à un paquet oublié dans une consigne dont on aurati perdu la clé.

    -      Une planque, monsieur, une sacrée planque !

    Pas si bonne en l’occurrence. On croit s’y cacher et voilà que la planque nous digère. « Y » et « en » nous avalent et nous ne savons plus qui nous sommes. »

    … «Les professeurs qui m’ont sauvé - et qui ont fait de moi un professeur – n’étaient pas formés pour ça. Ils ne se sont pas préoccupés des origines de mon infirmité scolaire. Ils n’ont pas perdu de temps à en chercher les causes, et pas davantage à me sermonner. Ils étaient des adultes confrontés à des adolescents en péril. Ils se sont dit qu’il y avait urgence. Ils ont plongé. Ils m’ont raté. Ils ont plongé de nouveau, jour après jour, encore et encore… Ils ont fini par me sortir de là. Et beaucoup d’autres avec moi. Ils nous ont littéralement repêchés. Nous leur devons la vie.»

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