Cette nouvelle extraite de ce charmant recueil : Chardons en fleurs de Jean-Dominique Dupont.  Un recueil à lire pour les amoureux de la nature, de l'humour, de la poésie.  Un magnifique moment de lecture qui aborde des thèmes variés. 

Bureaucrates en robe des champs 

Pour arborer le poireau, nul besoin de savoir le planter, ni de le cultiver en plein champ ou dans un carré de jardin. Il est inutile d'essuyer les averses ou de subir les coups de soleil. Il suffit de dire doctement comment le repiquer, le sarcler, extirper la mauvaises herbe, bref de décrire l'art et la manière dans une circulaire. On vous en sera infiniment reconnaissant et vous récolterez le fameux poireau qui ornera le revers de votre veste. 

Mais comment marcher dans le sillage des bureaucrates en complet-veston qui ont ouvert le sillon d'une production paperassière aussi féconde ? 

De la circulaire il faut faire votre bréviaire, ce viatique du ministère, le passe-temps préféré des fonctionnaires. C'est le fruit d'un labeur quotidien, mais il faudra vous armer de patience pour qu'elle parvienne à maturité car cette plante étrange des bureaucrates ne pousse pas comme un herbe folle. Elle a besoin de beaucoup d'engrais et de fumure. C'est une espèce fragile, précaire, fugace. Dire que Linné avait oublié de l'inviter dans sa classification botanique. 

Contrairement à de nombreuses espèces menacées de disparition, la circulaire est en voie de prolifération galopante. C'est une espèce végétale au long cours, se prévalant d'ancêtres prestigieux, les papyrus de l'ancienne Egypte, les tablettes de Mésopotamie consignant les instructions des souverains.  Elle est tellement vivace qu'elle a traversé les âges, relayée par les copistes du Moyen Âge. Cette espèce invasive a fini par prendre racine dans les bureaux transformés en serre à circulaires, à l'abri des intempéries. Près des radiateurs, elle irradie. C'est une espèce hybride, une ombellifère qui protège, une légumineuse qui nourrit, une graminée qui ensemence, une rosacée qui fleurit... Une plante à tout faire et qui ne sert pas à grand-chose, si ce n'est à l'ornementation. 

On ne sait pas comment interpréter l'oracle divin et sibyllin de la table de la loi. Qu'à cela ne tienne. Une idée lumineuse vient de germer :"Faisons une circulaire pour expliquer l'inexplicable !" 

Il reste à faire monter en graine la phrase obscure et ambiguë pour qu'on la reconnaisse à ses feuilles et à ses fleurs. un groupe d'experts ratissant large, des jardiniers, des agronomes, des sylviculteurs, des arboriculteurs, des riziculteurs, des mytiliculteurs, des horticulteurs, des ostréiculteurs, des pisciculteurs, des éleveurs... et bien sûr, des fonctionnaires, tour de Babel des activités de l'arrosage vespéral ou matutinal, de sa fréquence et de son débit. 

L'heure est grave. A vos arrosoirs  Combien en faut-il pour irriguer une planche de poireaux ?  Tout dépend de la variété, du sol et du lieu. On va construire un abaque d'arrosage. les céréaliculteurs se moquent des arrosoirs, il font donner l'artillerie lourde des canons d'irrigation faisant jaillir des geysers en Beauce.