Les mots sont
Vieux
Comme la souffrance des peuples.
Il y a des vies
Entières,
Passées
Sans jamais connaître
Répit
Ni lumière.
Harassement de naissance.
Il faut aller chercher de l'eau,
Creuser la terre
Qui ne donnera rien,
N'en peut plus de sécheresse
Et voudrait mourir elle aussi
Ou boire à l'infini.
Il faut survivre aux maladies,
De celles qu'on attrape
Dans les rues éventrées des capitales immondes,
De celles qu'on se transmet,
De celles qu'on respire en famille,
Attaché aux jambes d'une mère,
A ses seins,
A ses bras,
La mère
Qui n'en peut plus
Mais se lève chaque matin en attendant de finir.
Il faut vendre son corps,
Mulet assommé de travail pour les hommes,
Putain pour les filles
Qui auront à vingt ans
L'air d'en avoir quarante
et à quarante,
Un avenir de cercueil.
La fièvre les mangera,
Se goinfrera de leurs parties humides,
Démence des muqueuses rongées par le feu
Il faut vivre
Cela s'appelle ainsi.
Batailles de crasse contre l'oubli.
Il faut tirer sa peine de vie
Chaque jour recommencée.
Il n'y a pas de regard sur eux.
Il n'y a que des jours et des nuits qui se succèdent
Et les mots ne savent pas dire cela :
La vieillesse de vingt ans.
Les mots ne savent pas
Ou ont renoncé.
La colère,
Faites qu'elle ne nous quitte pas.
Face à l'engloutissement des peuples,
La colère,
Pour ces vies,
Centaines de milliers de vies
Qui n'ont rien, ne vivront rien
Et disparaîtront
Sans que le monde ait seulement remarquée qu'elles étaient nées.
Faites place
A la colère.
Que les mots puissent la dire.
De prière,
Il n'y en aura pas,
Pas de celles que vous connaissez,
De celles que vous chantez,
Bras ouverts, visage tourné vers le ciel,
Et qui ne servent à rien
N'ont jamais servi à rien
Qu'à bercer les arbres.
Nous avons désappris à prier.
Les dieux ont été appelés,
Souvenez-vous,
Dans toutes les langues.
Les dieux ont été suppliés,
Genoux au sol,
Murmures glissés dans la peur,
Ou sanglots de détresse,
Les dieux n'ont pas eu pitié.
Ou n'ont pas entendu,
Ou ne comprennent pas les langues que nous parlons
Ont détourné le regard, peut-être,
Et se sont mis à pleurer à leur tour.
Les dieux, peu importe,
Qu'ils soient révoqués.
Il n'y aura de prière
Que celle
Que j'invente.
Je la prends du fond des âges.
Je l'embrasse,
Lui murmure ce que j'ai vu.
Il n'y aura de prière
Que celle que je nomme :
Khorshak.
Je la veux rauque,
Je la veux épaisse comme les voix anciennes,
Et ample comme les montagnes du début des temps.
Khorshak,
Prière des peuples
Pour les vies trop vite avalées.
Le temps de naître
d'avoir faim,
De chercher à vivre
Et puis
Plus rien.
Khorshak
Comme les monts mésopotamiens
Où les aigles sourient de n'être pas des hommes.
Comme le silence des villages brûlés après les pogroms.
Khorshak
Pour les enfants noyés,
Les grandes léproseries
Et les bidonvilles de prostituées.
Khorshak
Prière à aucun dieu,
Aux hommes,
Seuls.
Que les engloutis ne soient pas oubliés.
Leur vie ne sera pas sauvée
Mais qu'elles restent dans nos mémoires.
Khorshak
Pour vous,
Hommes,
Femmes,
Troupeaux humains,
Blottis,
Ecrasés,
Nous vous porterons encore,
Même si cela nous casse le dos.
Petites gens qui auraient pu devenir destin,
Familles entières qui n'ont connu que l'appétit sans fin
Et le harcèlement des jours.
L'humanité devient de plus en plus lourde au fil des siècles,
Khorshak,
Je dis le chant sans dieu,
Je le glisse en terre.
Je dis,
Juste cela :
Vous avez été
Même trop vite,
Même pas assez,
Vous avez été.
Je dis
Khorshak
Le dernier don
A celui qui n'a rien :
Le poème
Pour que toutes les vies
soient comptées.
Laurent GAUDE
( De sang et de lumière)
Editions Actes sud.