• Khorshak - Laurent GAUDE

    Les mots sont 

    Vieux

    Comme la souffrance des peuples.

     

    Il y a des vies 

    Entières, 

    Passées 

    Sans jamais connaître

    Répit

    Ni lumière. 

     

    Harassement de naissance. 

    Il faut aller chercher de l'eau,

    Creuser la terre

    Qui ne donnera rien, 

    N'en peut plus de sécheresse

    Et voudrait mourir elle aussi

    Ou boire à l'infini. 

     

    Il faut survivre aux maladies,

    De celles qu'on attrape

    Dans les rues éventrées des capitales immondes, 

    De celles qu'on se transmet,

    De celles qu'on respire en famille, 

     

    Attaché aux jambes d'une mère, 

    A ses seins, 

    A ses bras, 

    La mère

    Qui n'en peut plus

    Mais se lève chaque matin en attendant de finir. 

     

    Il faut vendre son corps,

    Mulet assommé de travail pour les hommes,

    Putain pour les filles

    Qui auront à vingt ans 

    L'air d'en avoir quarante

    et à quarante, 

    Un avenir de cercueil. 

    La fièvre les mangera,

    Se goinfrera de leurs parties humides, 

    Démence des muqueuses rongées par le feu 

     

    Il faut vivre

    Cela s'appelle ainsi. 

     

    Batailles de crasse contre l'oubli. 

     

    Il faut tirer sa peine de vie

    Chaque jour recommencée. 

     

    Il n'y a pas de regard sur eux. 

    Il n'y a que des jours et des nuits qui se succèdent

    Et les mots ne savent pas dire cela : 

    La vieillesse de vingt ans. 

     

    Les mots ne savent pas

    Ou ont renoncé. 

     

    La colère, 

    Faites qu'elle ne nous quitte pas.  

     

    Face à l'engloutissement des peuples, 

    La colère, 

    Pour ces vies,

    Centaines de milliers de vies

    Qui n'ont rien, ne vivront rien

    Et disparaîtront

    Sans que le monde ait seulement remarquée qu'elles étaient nées. 

     

    Faites place 

    A la colère. 

     

    Que les mots puissent la dire. 

     

    De prière, 

    Il n'y en aura pas, 

    Pas de celles que vous connaissez, 

    De celles que vous chantez, 

    Bras ouverts, visage tourné vers le ciel, 

    Et qui ne servent à rien

    N'ont jamais servi à rien

    Qu'à bercer les arbres. 

     

    Nous avons désappris à prier. 

    Les dieux ont été appelés, 

    Souvenez-vous,

    Dans toutes les langues. 

    Les dieux ont été suppliés, 

    Genoux au sol,

    Murmures glissés dans la peur, 

     

    Ou sanglots de détresse,

    Les dieux n'ont pas eu pitié. 

    Ou n'ont pas entendu,

    Ou ne comprennent pas les langues que nous parlons

    Ont détourné le regard, peut-être,

    Et se sont mis à pleurer à leur tour.

    Les dieux, peu importe, 

    Qu'ils soient révoqués. 

     

    Il n'y aura de prière

    Que celle

    Que j'invente. 

    Je la prends du fond des âges.

    Je l'embrasse, 

    Lui murmure ce que j'ai vu.

    Il n'y aura de prière

    Que celle que je nomme : 

    Khorshak. 

     

    Je la veux rauque,

    Je la veux épaisse comme les voix anciennes, 

    Et ample comme les montagnes du début des temps. 

    Khorshak, 

    Prière des peuples 

    Pour les vies trop vite avalées. 

    Le temps de naître 

    d'avoir faim, 

    De chercher à vivre

    Et puis 

    Plus rien. 

     

    Khorshak

    Comme les monts mésopotamiens

    Où les aigles sourient de n'être pas des hommes. 

    Comme le silence des villages brûlés après les pogroms. 

     

    Khorshak

    Pour les enfants noyés, 

    Les grandes léproseries

    Et les bidonvilles de prostituées. 

     

    Khorshak

    Prière à aucun dieu, 

    Aux hommes, 

    Seuls. 

     

    Que les engloutis ne soient pas oubliés. 

    Leur vie ne sera pas sauvée

    Mais qu'elles restent dans nos mémoires. 

     

    Khorshak

    Pour vous, 

    Hommes, 

    Femmes, 

    Troupeaux humains, 

    Blottis, 

    Ecrasés, 

    Nous vous porterons encore, 

    Même si cela nous casse le dos. 

    Petites gens qui auraient pu devenir destin,

    Familles entières qui n'ont connu que l'appétit sans fin

    Et le harcèlement des jours. 

     

    L'humanité devient de plus en plus lourde au fil des siècles,

     

    Khorshak,

    Je dis le chant sans dieu, 

    Je le glisse en terre. 

     

    Je dis, 

    Juste cela : 

    Vous avez été

    Même trop vite, 

    Même pas assez, 

    Vous avez été. 

     

    Je dis 

    Khorshak

     

    Le dernier don

    A celui qui n'a rien : 

     

    Le poème

     

    Pour que toutes les vies 

    soient comptées. 

     

               Laurent GAUDE 

    ( De sang et de lumière)

    Editions Actes sud. 

     

     

    Khorshak - Laurent GAUDE

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  • Commentaires

    1
    Samedi 6 Février 2021 à 06:50

    Un texte très "fort"....

    Très bonne journée et gros bisous

    2
    Samedi 6 Février 2021 à 10:54

     bonjour brigitte ,

     dès le matin un raz de marée ressenti émotionnelles devant ces mots  qui claquent et qui fouettent , devant un monde  avec de tant de douleurs   bonne journée et gros bisous monette

    3
    Samedi 6 Février 2021 à 12:06

    Nous sommes au XXI siècle et pourtant toutes ces souffrances,horreurs, malversations, exploitations par les humains existent toujours et le profit, le toujours plus guident encore leurs pas. Ce poème qui rassemble tout ce que l'on devine mais ne voit pas toujours, est là pour nous rappeler que le chemin vers un monde de paix et de fraternité reste à l'heure actuelle encore une utopie!

    Beau week-end Brigitte 

    4
    Samedi 6 Février 2021 à 15:16
    Renée

    ce texte résonne si juste, ce ne doit pas être une prière mais un cri, hurler de toutes ces poitrines pour qu'enfin tous vivent et soient reconnus. Dur mais magnifique. Bisous doux weekend

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