Y a plus de poésie
Y a plus de poésie à la campagne.
Autrefois l'été on se levait le matin et on attendait le jour au bout du champ en ajustant sa faulx, on mettait sa gloire dans un bon "coup de faulx" et puis sa femme venant vers les 6 h et demi apporter le café aux "gommes" dans son seillot.
Aujourd'hui le tracteur vous fait le même travail en arrivant à 7 h, il hurle, s'arrête et hurle de plus belle. Ce qu'il veut c'est aller vite. Qu'importe les cahots, les vibrations, le tintamarre et les essaims devant ce gros insecte bourdonnant et puant se terrent, plus de faucheurs à surprendre ni même... de chevaux.
Y a plus de poésie
Autrefois le semeur, son long sac de toile blanche sur l'épaule gonflé pour un aller et retour, le semeur renouvelait mille fois le geste combien auguste.
Aujourd'hui le même tracteur vous amène un semoir mécanique qui enterre, sans que vous n'y voyiez rien, le grain en ligne.... Tous les gestes simples et nourriciers du vieux paysan on aujourd'hui besoin d'essence.
Y a plus de poésie
Autrefois vous entendiez au loin dans la forêt résonner la cognée du bûcheron. L'arbre exigeant de l'homme le prix de sa vitalité.
Aujourd'hui c'est un vacarme épouvantable, fait de rage hargneuse et de cris stridents Vous aurez dorénavant la tronçonneuse.
Y a plus de poésie
Autrefois le dimanche matin toutes bêtes arrangées, on voyait une famille au complet s'en aller en breack voir la grand-mère où une cousine, le cheval avait son beau harnachement et tous ses grelots.
Aujourd'hui c'est une voiture poussiéreuse qui vous passe sous le nez, confondue dans l'anonymat de toutes les autos.
Y a plus de poésie
Autrefois une contrée, un village ça vous marquait, on se retrouvait à la foire, ou à la sortie de la messe et on ne s'embêtait pas du français, on l'accommodait au village et ce patois avait de la saveur.
Aujourd'hui il faut parler langage châtié et écrire sans fautes, il faut employer toutes sortes de beaux mots qu'on ne comprend pas et qui n'évoquent rien du tout.
Y a plus de poésie
Autrefois l'hiver on se réunissait facilement à 4 ou 5 familles, c'était la saint cochon, on grillait ou boudinait ou racontait ou jouait au tarot jusqu'à 3 h du matin et , panse bien garnie, on dormait sans plis.
Aujourd'hui il ne faut pas perdre de temps, y faut réviser la moissonneuse, faire une salle de bains, construire une remise et puis on ne peut plus veiller, on est trop nerveux et puis les voisins c'est pas c'qu'on croit.
Y a plus de poésie
Autrefois une vache c'était une vache, elle faisait une génisse ; on l'élevait sans plus de façon et puis si la vache demandait le boeuf on lui donnait le boeuf.
Aujourd'hui la vache c'est un matricule, elle a des papiers de naissance et un arbre généalogique. Elle ne peut pas faire un veau sans qu'on avertisse le syndicat dans les 24 h. A-t-il le membre laitier au moins ! Et puis votre vache elle peut toujours réclamer le boeuf, on va téléphoner une auto viendra et un bonhomme en blouse grise agitera des flacons et elle, elle fera un veau... de qui grand dieu !
Y a plus de poésie
Voilà de quoi se meurt le vieux paysan, il ne sait pas que c'est de la poésie, mais il sait que c'est la machine qui le tue, il n'est plus du tout dans la course, il faut du rendement, lui il préfère se rendre. Comme on le comprend !
Abbé Alfred Bouveresse
(prêtre catholique, historien régional et toponymiste franc-comtois.)
1957
Extrait de "La Racontotte" trimestriel n°119
Au-Dessus du Village
25210 Mont de Laval