La langue de bois en sous-bois de Jean-Dominique Dupont

Encore une petite nouvelle extraite du recueil "Chardons en fleurs" de Jean-Dominique Dupont pour vous donner envie de le lire     Il est superbement bien écrit. L'auteur manie la langue (et pas de bois) avec art et adresse. 

La langue de bois en sous-bois 

Tout le monde aime la forêt et raffole des objets en bois. La forêt nous parle par ses bruits mystérieux. Telle est, par mimétisme sans doute, l'étymologie de la langue de bois. 

C'est une autre affaire de la pratiquer, mais rien de plus facile car il n'est pas nécessaire de l'avoir bien pendue, on ne bûche pas la langue de bois. On ne peut pas dire non plus que c'est la langue des glands, car elle pousse toute seule sous la litière des feuilles des bureaucrates.  Elle deviendra la vade-mecum de votre pin quotidien si vous entrez dans un ministère. Au cours de votre carrière, il vous faudra consommer des stères de bois. Alors, ne restez pas planté là comme un if, sans rien dire ; allez choisir le bel arbre qui apportera de l'eau au moulin de votre laïus. 

Mais quand même, restez à distance des racines et faites débroussailler autour de vous. Puis, faites abattre l'arbre de votre choix par un collègue, celui qui de tout son être, rêve de se faire passer pour un chêne. Il existe toujours un hôte de ces bois pour se prendre pour le chêne. Il brûle d'envie d'arborer un trophée et de plastronner avec panache comme un écureuil sur la canopée. Quand l'arbre gît à terre, ne prenez surtout pas parti entre le bois et l'écorce, vous risquez de vous faire croquer la main et vous ne pourrez plus rendre votre note en langue de bois. 

Au contraire, il vous faut rester de bois, ne pas bruisser à tout vent et laisser passer votre tour d'affouage, sauf au moment du tour de table quand on vous tend la chaîne d'arpenteur pour parler.  Alors, débitez vos dires en fin copeaux, rabotez-les pour les rendre presque diaphanes, malaxez-les. Il importe que l'auditoire s'y retrouve comme dans un miroir et que tout le monde entende ce qu'il voulait qu'on lui dise. Il ne faut pas manquer de polir les nœuds et de vernir les cernes. 

La langue de bois n'a pas d'âge ; elle n'a ni foi, ni feu, ni lieu. Elle se balance à tous les vents comme le roseau. Si vous avez oublié votre discours en langue de bois,  ne gardez pas votre langue dans votre poche, réinventiez une langue de bois sur mesure et raccrochez-vous à ses rhizomes : clamez votre bonheur d'être parmi cette auguste assemblée, lancez une citation, brandissez un paradigme, ajoutez une pincée de lyrisme, guettez un clin d'œil d'approbation, faites une reprise de volée sur le monde de "comme a dit très justement notre vénéré président excusé". Dans ce taillis de rhétorique mal fagotée, personne ne s'y retrouvera et l'on perdra votre trace. 

Surtout, ne manquez pas de retourner votre langue de bois dix fois sur la souche, c'est le fonds qui manque le moins, et faites durer le plaisir, tout en reprenant au vol un mot qui fera graine. Jouez au pivert, frappez un coup sec contre le dessus de la table pour ranimer la flamme de l'arbre à la mèche vacillante. 

C'est en martelant, puis en polissant et en repolissant votre discours en langue de bois que vous accéderez à l'essence de cet idiome inoxydable et imputrescible. La langue de bois se porte comme un charme, ainsi que le montre cette page qui ne dit pas ce qu'est cette langue étrange, tout en parlant d'une langue qui fait semblant de dire quelque chose en ne disant rien. 

Nombre de gens parlent souvent la langue de bois pour cacher la forêt de leurs crocs derrière l'arbre d'un sourire.