Par Pestoune
Sur la côte sauvage du nord du Canada, Kwesalis chassait tout seul. Ciel étroit, mer figée, il longeait la côte enneigée. Son pas était souple, son souffle s'accordait aux battements de son cœur, aux battements de son monde. Comme il allait ainsi il a aperçu, sur un rocher, une ombra longue. C'était un loup au pelage raide, glacé, à l'œil brûlant. Les arêtes du roc entamaient ses flancs. Autour de sa gueule s'étendait un cercle de neige rougie. Quand Kwesalis s'est approché, la bête a grogné sourdement. L'homme a vu un éclat d'os de daim planté dans sa mâchoire.
Alors il s'est mis à chanter de sa belle voix de cuivre, chaude et tranquille. Sa litanie a dessiné dans l'air dense des volutes qui allaient et venaient inlassablement du chasseur au loup, du loup au chasseur, tissant entre eux un lien impalpable. Sur ce fil tendu, il a fait glisser ses mots qui sont devenus chair pour que l'animal puisse goûter, qui sont devenus gestes pour que l'animal puisse frémir, qui sont devenus vie pour que l'animal puisse flairer. Quand il l'a senti confiant, Kwesalis a glissé sa main entre les mâchoires ouvertes pour retirer l'os. Et puis : "Grand frère, ton mal est parti."
Le loup s'est relevé. L'homme l'a regardé s'éloigner, se rouler dans la neige au loin, se redresser d'un bond et disparaître dans la forêt.
Quelques mois plus tard, une épidémie a décimé le village de Kwesalis. Les hommes amaigris, fiévreux, les chairs rongées, étaient couchés à l'écart. Kwesalis était parmi eux. Un soir, il s'est senti si faible, si épuisé, si douloureux qu'il a appelé la mort. Alors des hurlements ont vrillé l'air empesté et deux loups sont venus à lui. Sur le corps de l'homme malade, leur bave a coulé. Tandis que l'un des loups lui léchait l'épaule, le long du bras, le creux de la paume, l'autre nettoyait son visage à grands coups de langue râpeuse. Des frissons ont couru sur la peau du chasseur, puis il a perdu connaissance. Il ne s'est réveillé qu'à l'Aube, hagard, affaibli, mais vivant. Il a tâté son corps. Il ne portait plus aucune trace de souffrance. Il s'est mis debout. Il a marché. Quelques jours plus tard, il était guéri.
Alors un homme est descendu dans un de ses rêves. Il lui a annoncé que la faiseur de chamane était entré dans son corps et que désormais il saurait guérir et retrouver les âmes. A son réveil, Kwesalis n'était plus le même.
Quand l'ethnologue américain Franz Boas a reçu de lui son histoire, il étaient toujours le plus fameux chamane de la côte nord(ouest du Pacifique.
extrait de "Les loups" de Sylvie Folmer
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