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Hiéronumus de Bernard Clavel

Guignolsland.com - Gnafron élu maire de Brindas (1929)

 

J’ignore qu’el était son véritable nom, tout le monde l’avait toujours appelé Hiéronimus. Il n’avait connu ni la gloire ni la fortune, mais un succès dont il s’était toujours contenté et une aisance qui lui avait longtemps permis de vivre dignement, dans deux petites pièces mansardées de la rue Saint-Georges, dans le vieux Lyon. Son grand bonheur avait été d’apporter la joie aux enfants. Hiéronumus avait passé son existence à courir la région du Lyonnais, la Bresse, le Jura, les premiers contreforts du Massif central et aussi une partie de la Suisse avec un petit théâtre de marionnettes qu’il animait seul, jouant tous les rôles, changeant de voix, imitant les animaux et poussant le bel canto lorsque besoin était.

Et puis, par un vilain début d’hiver tout de brouillard, de givre et de pluies glaciales, le montreur de marionnettes avait senti ses mains s’engourdir. Tout d’abord, il avait cru à la fatigue.

- J’ai trop joué ces temps derniers, s’était-il dit, faudra que je me repose un peu.

Il avait continué sa route sous la pluie, pour ramener sa charrette depuis les monts de l’Ardèche où le mal l’avait pris, jusqu’au cœur du vieux Lyon. Là, dans un dernier effort, il avait monté jusque dans la mansarde la caisse peinte où dormaient ses petits comédiens de bois et de chiffons. Comme il n’avait aucune famille, Hiéronimus avait cogné à la cloison pour appeler sa voisine, une serveuse de restaurant d’une trentaine d’années qui vivait seule avec son petit garçon de huit ans. Denis était venu en courant et son sourire s’était éteint lorsqu’il avait découvert le vieillard allongé sur son lit, le teint olivâtre, le visage émacié.

- Mais qu’est-ce que tu as, père Hiéronumus, qu’est-ce que tu as ?

Le vieux s’efforça de rassurer l’enfant. Il dit d’une voix qui portait à pein les mots jusqu’au seuil de ses lèvres :

- C’est rien… j’ai dû prendre froid…. Faudrait que ta maman me fasse de la tisane.

- Mais ce soir, père Hiéronimus, c’est le réveillon. Maman ne rentre que très tard…

D’habitude, la jeune femme était toujours là dans le milieu de l’après-midi, mais le vieux se souvint que les jours de grande fête étaient de longues journées de peine pour elle. Des journées ininterrompues.

- C’set vrai, murmura-t-il. C’est Noël… Je n’y pensais pas.

Soudain tout habité du rire que faisait naître en lui la joie du souvenir, Denis lança :

-L’année dernière pour Noël, tu sais, on était tous les deux. Tu m’as raconté la crèche avec tes marionnettes ! Tu vas me la raconter encore cette année, hein ?

Le vieil homme eut un profond soupir qui souleva sa poitrine maigre et fit trembler sa longue moustache grise. Comme il allait parler, l’enfant se hâta de dire :

- L’infusion, je vais t’en faire, moi. Il y a de la soupe. Je peux t’en faire chauffer.

Avant même que le vieux eût soufflé mot, l’enfant disparaissait pour revenir, un moment plus tard, avec un bol de bouillon fumant. L’ayant bu, Hiéronimus se sentit un peu mieux. Il demanda à Denis d’ouvrir sa caisse et de lui donner ses marionnettes. L’enfant se hâta. Et, lorsque toute la troupe fut étalée sur le lit, le vieil homme choisit d’abord deux d’entre ses personnages pour les charger d’annoncer le spectacle. L’un s’appelait Guignol, l’autre Gnafron. Il eut bien du mal à faire entrer ses doigts engourdis dans les gaines. Et lorsqu’il voulut animer ses comédiens qu’il avait si souvent fait gesticuler, ce fut en vain. Ses doigts étaient morts. La sueur perlait sur son front. Des gouttes ruisselèrent qui se mêlèrent à deux grosses larmes roulant sur ses joues creuses.

Ses mains inertes retombèrent, et sa voix s’étrangla lorsqu’il dit :

- Fini, mon pauvre petit… Fini…

Il lui fallut un long moment pour se reprendre et pour expliquer presque calmement :

- Tu vois, le froid m’a engourdi les mains, mais peut-être qu’elles retrouveront vie à la fin de l’hiver.  Seulement, je ne veux pas que mes marionnettes restent sans rien faire. Faut au moins que les enfants puissent les voir. Tu les porteras au musée de Gadagne, tu sais, avec toutes les autres.

- Je pourrais déjà en porter une ce soir. En courant vite, j’arriverai juste avant la fermeture.

D’un simple clignement des paupières, le Vieux approuva. Sans rien demander, l’enfant empoigna Guignol et bondit vers l’escalier.

Jamais il n’avait couru aussi vite. De rares flocons de neige volaient dans la lueur des devantures illuminées. En quelques minutes, il fut à la porte du musée. Il la franchit si vite que la caissière n’eut même pas le temps de réagir. « Il faut que je sois bien fatiguée, pensa-t-elle, pour voir passer des ombres plus rapides que des autos. »

L’enfant grimpa les marches de l’escalier en colimaçon qu’il connaissait bien pour l’avoir souvent escaladé avec le vieux Hiéronimus. Le musée était désert. Dès qu’il fut dans la salle réservée aux marionnettes du monde entier, l’enfant expliqua ce qui arrivait à son vieil ami. Aussitôt, Guignol se mit à remuer en réclamant :

- Lâche-moi don, petit gone, tu crois que je ne saurai pas me débrouiller tout seul ! ?

Denis lâcha Guignol qui courut d’une vitrine à l’autre en s’agitant :

- Venez vite ! Dépêchons-nous. Il n’y a pas une seconde à perdre.

Les vitrines s’ouvrirent. Et les centaines de marionnettes à fil, à gaines, en cuir, en carton, en bois, de toutes tailles et de toutes couleurs, se précipitèrent dans l’escalier à la suite de Guignol. L’enfant avait peine à les suivre. Lorsqu’il franchit le seuil, il aperçut la caissière renversée sur sa chaise, qui portait ses mains à ses tempes en criant :

- Cette fois, c’est bien vrai, je suis malade !

Et bon nombre de Lyonnais bousculés par cette ribambelle de marionnettes en folie se demandèrent, ce soir-là, s’ils n’étaient pas victimes d’hallucinations.

Toujours à la suite de Guignol, ce petit monde grimpa jusqu’à la mansarde où le vieillard fiévreux attendait sur son lit.

Envahissant l’étroit espace de son logis, tous ces personnages se mirent à donner, pour lui et pour l’enfant émerveillé, le plus extraordinaire spectacle qu’on ait jamais imaginé. Des chansons, des danses, des musiques et des rires à n’en plus finir. Longtemps, jusqu’au milieu de la nuit, les marionnettes jouèrent et dansèrent, célébrant dans toutes les langues du monde la nuit de la Nativité.

A l’aube, lorsque la serveuse de restaurant rentra, son travail terminé, elle trouva Denis endormi au pied du lit de Hiéronimus, avec Guignol dans ses bras. Elle le porta chez elle. Puis, revenant auprès du vieil homme, elle lui ferma les paupières, tout étonnée que le regard d’un mort puisse être habité d’une pareille lueur de joie.

                                                       Bernard CLAVEL

                                                       Histoires de Noël

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M
Magnifique histoire... c'est très émouvant...<br /> Très bonne journée et gros bisous
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