• L’apprenti pâtissier de Bernard Clavel

    C’était Noël. Noël sans neige. Avec un froid sec dont l’intensité augmentait à mesure que venait le soir.

    - Allez l’arpète. File mettre une toque et une veste propre, il y a des courses à faire !

    Cet aboiement du patron m’avait tiré de mon demi-sommeil. La chaleur du laboratoire où s’affairaient le chef et ses seconds, le manque d’air dans cet antre qui empestait la vanille, le chocolat, le café ; le ronronnement sourd de la broyeuse et puis, surtout, la fatigue d’une journée commencée à deux heures du matin : je m’endormais. Oui, je m’endormais debout dans le recoin mal éclairé, tout au fond du laboratoire, entre le foyer du four et ce grand pied que je sentais toujours prêt à partir en direction de mon postérieur, cette lutte que je menais sans relâche contre le sommeil m’interdisait toute pensée.

    Maintenant que je trottais dans la rue avec ma corbeille sur la tête, je me sentais plus à l’aise. Avant de partir j’avais vu, alignées sur la table de l’arrière-boutique, toutes les commandes que je devais livrer au cours de la soirée. Il était six heures après midi et un coup d’œil rapide sur les fiches portant l’adresse de chaque client m’avait laissé espérer que je ne remettrais pas les pieds au laboratoire ce soir-là. Trois mois d’expérience me suffisaient. Je savais que quel que fût le temps que je mettrais pour faire mes courses, je serais, à mon retour, gratifié d’une semonce. Le patron, qui connaissait fort mal le métier et n’osait jamais faire une remontrance aux ouvriers, s’en prenait toujours aux apprentis. Dès qu’une erreur quelconque était découverte il était inutiles de perdre son temps à chercher le responsable : c’était moi, invariablement. Une crème était-elle manquée ? j’avais mal lavé la bassine. La brioche refusait-elle de lever ? on m’avait vu ouvrir la porte de l’étuve et la pâte avait « pris un coup d’air ». Les chaussons étaient-ils brûlés ? j’avais trop chauffé le four. C’en était souvent grotesque. Et pourtant je ne me souviens pas d’en avoir ri une seule fois.

    J’encaissais sans mot dire remontrances et taloches et je me vengeais en crachant chaque matin dans le bol de chocolat du patron. Oui, je le reconnais : pendant deux ans j’ai craché tous les jours dans le petit déjeuner du patron. J’avais quatorze ans. J’étais rosse… peut-être. Mais je ne regrette rien. Et puis j’estimais qu’en gagnant vingt-cinq francs par mois pour faire en moyenne quatre-vingt-dix heures de travail par semaine, servir d’exutoire à la mauvaise humeur du patron et être offert en holocauste par le reste du personnel à chaque occasion, j’avais bien le droit de m’accorder ce petit divertissement.

    J’avais donc rapidement pris l’habitude de faire mes courses sans me presser, estimant qu’il était préférable de mériter pleinement la correction qui m’attendait au laboratoire.

    Toutefois, ce soir-là, j’allais bon train. J’avais beaucoup de courses en perspective, le froid me talonnait et puis il y avait aussi, dans toutes les rues, cette foule heureuse et comme électrisée dont la joie me gagnait peu à peu. Partout, encombrant les trottoirs étroits, des bandes de jeunes gens et d’enfants menaient grand tapage. Les vitrines des magasins jetaient sur cette multitude en liesse l’éclat multicolore d’innombrables ampoules électriques.

    J’avais ma place dans cette joie : j’étais le petit pâtissier qui va porter dans chaque maison la bûche du réveillon.

    Je ne connaissais pas grand monde dans cette ville de Dole, mais les jeunes gens m’interpellaient :

    - Alors pâtissier, ça marche ces bûches de Noël ?

    Je riais. J’étais heureux. On blaguait ma toque blanche et ma corbeille.

    Des enfants criaient :

    « C’est Noël ! C’est Noël ! »

    Des pièces de monnaies tintaient dans ma poche. On me donnait de bons pourboires dans les maisons où j’allais livrer. Dix sous, un franc, quelquefois même deux francs. Les jours de fête, quand la joie coule partout et que c’est la saison des cadeaux, on ne regarde pas à la dépense.

    De temps en temps, rue de Besançon ou rue des Arènes, je croisais un apprenti d’une autre pâtisserie et nous échangions quelques mots au passage :

    - Alors, ça tombe les pourboires ?

    - ça marche. Et toi ?

    Partout, même quand je quittais les artères principales pour descendre vers le canal Charles-Quint par les rues tortueuses et étroites qui vont du port jusqu’au pied du clocher, partout je sentais cette bonne humeur, cette joie bruyante qui réchauffe. Il y avait, à cette époque, un refrain en vogue que l’on entendait à chaque instant chanté ou ânonné sur un harmonica :

    « Et la musique vient par ici, oua… oua…

    « Puis s’en va par là… »

    Je me souviens que cet air m’a poursuivi longtemps. Même après que les rues se furent vidées. Quand cette foule eut regagné les salles à manger bien chauffées et pleines d’odeurs de bonne cuisine. Longtemps, longtemps encore cet air a chanté dans ma tête. Mais, peu à peu, malgré moi, il perdait sa joie.

    Bientôt ce ne furent que des paroles sans musique qui rythmaient mes pas dans les rues désertes. Il faisait plus froid maintenant. La chaleur s’en était allée avec les rêves et les chansons.

    Il était neuf heures passées quand au retour d’une course qui m’avait conduit très loin sur la route de Gray, je vis que les ouvriers étaient à table. Il n’y avait plus personne au laboratoire, le travail était terminé. J’avais faim. Dans ma naïveté d’enfant j’avais espéré que la bonne humeur générale finirait par pénétrer jusqu’au cœur de cette arrière-boutique.

    Je connaissais encore mal la maison.

    Rompus par une journée de labeur, les ouvriers mangeaient, sans un mot, le nez dans leur assiette. La patronne et les vendeuses préparaient des plateaux de gâteaux pour le lendemain. Le patron « faisait la caisse ». Croyant mes courses terminées, j’avais posé ma corbeille et pris place à table. Le patron m’observait à la dérobée tout en épinglant ses liasses de billets. Il avait le sens de la cruauté. Et moi j’ai toujours eu le sens de la gaffe. C’est inouï avec quelle facilité je vais toujours me précipiter dans la gueule du loup.

    Le patron laissa le chef me servir ma soupe. Il me laissa même le temps d’y goûter. Qu’elle était bonne cette première cuillerée ! C’était le reste de la veille que l’on avait fait réchauffer (le 24 décembre les pâtissiers n’ont guère le loisir de faire de la cuisine). Mais je la trouvais meilleure que d’habitude tant l’air frais m’avait aiguisé l’appétit. Je ne devais pas la savourer bien longtemps. Se tournant vers moi avec cette espèce de grimace qui voulait être un sourire, le patron me demanda :

    - Alors, l’arpète, elle est bonne la soupe ?

    - Oui, m’sieur.

    - Allons ! ben tat mieux ; tu la trouveras encore meilleure tout à l’heure.

    Je m’étais arrêté de manger. Le patron ricanait.  Il se délectait. S’adressant aux ouvriers il prit le temps d’ironiser :

    - Non, mais regardez-moi cette face d’abruti. On ne peut pas lui dire deux mots sans que monsieur prenne son air de martyr…

    Puis, élevant la voix et se tournant vers moi, il poursuivit :

    - Alors, tu te grouilles un peu de prendre ta corbeille, triple buse. Oui mon vieux, ça a l’air de t’étonner ? Y a pourtant pas de quoi : une bûche qu’on vient de commander par téléphone. Et pas à côté d’ici encore, à La Bedugue, tout en haut du faubourg.

    Je ne parvenais pas à quitter ma chaise. A travers la buée qui montait de mon assiette, je regardais le patron. Il n’était pas beau, certes ! Mais jamais je ne l’avais trouvé si hideux. C’était une espèce d’avorton à face de singe. A quatorze ans, j’avais au moins une tête de plus que lui et je savais déjà très bien me battre. Mon père m’avait enseigné tous les secrets de la lutte libre et de la boxe française et, encore aujourd’hui, je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait taire avec un bon coup de savate sous le menton. Pourquoi ? Probablement parce qu’à l’âge que j’avais, on ne cherche pas à comprendre. Le patron, c’est le patron.

    - Mais M’sieur, j’ai faim.

    Quand je vous dis que j’ai toujours eu le sens de la gaffe. C’était exactement ce qu’il ne fallait pas dire.  Le patron éclata de rire. Un rire qui me donnait envie de pleurer.

    - Voyez-vous ça ! Ah ! Ah ! Ah ! Monsieur a faim… Eh bien ! tête de lard, tu sauras qu’ici on mange quand on a fini son travail. Et j’ai comme une idée que ce soir t’es pas près d’avoir fini. Parce qu’en rentrant de La Bedugue, tu penseras que tu as la plonge à terminer. Allez, file ! Et tâche de te magner un peu, n’oublie pas que demain on commence à une heure du matin.

    Je suis parti, le cœur gros et l’estomac vide. Je suis parti, avec ma corbeille sur la tête faire les trois kilomètres qui me séparaient de ce faubourg de La Bedugue situé de l’autre côté du Doubs, loin, là-haut, sur la route de Lons-le-Saunier.

    Les rues étaient complètement désertes. Toutes les maisons avaient des fenêtres éclairées. Des rumeurs de fête me parvenaient, des chansons, des cris. Quelques flocons minuscules sautillaient dans la lumière des lampes de la rue, mais il faisait trop froid pour que la neige se mît à tomber en abondance.

    Dans le Jura, les Noëls sans neige sont assez rares, et j’ai toujours entendu dire qu’un Noël sans neige n’est pas un vrai Noël…

    Je me souviens qu’en arrivant sur le grand pont j’ai posé ma corbeille sur le parapet de pierre. J’avais le sommet du crâne endolori malgré les deux mouchoirs placés dans le fond de ma coque. Je me suis reposé quelques minutes. On ne voyait pas le Doubs. Seules deux fenêtres du moulin agitaient leur reflet doré à la surface de l’eau, un peu en amont, sur la gauche.

    J’ai soufflé dans mes doigts puis j’ai repris ma route.

    A mesure que je m’éloignais de la ville, les maisons se faisaient plus rares, le silence plus total.

    Lons-le-Saunier. J’étais sur la route de Lons-le-Saunier. Le pays où étaient mes parents. Mon père devait être couché. Ma mère devait veiller, seule, au coin de son feu. Il devait faire bon dans la petite cuisine. Ma mère devait peser à moi, certainement. C’était le premier Noël que je passais loin d’elle.

    Quand on travaille, on a l’impression d’être un homme. Mais, brusquement, de me sentir seul sur cette route, seul dans cette nuit où tout m’était hostile, j’étais redevenu un enfant.

    C’était mon premier Noël sans chaussures dans la cheminée.

    J’ai eu envie, un instant, de jeter ma corbeille et de partir sur cette route. J’ai eu envie de tout laisser tomber : l’ignoble patron et ses bûches, la patronne cauteleuse et faussement maternelle, les ouvriers, ces pauvres types qui étaient des hommes, eux, mais qui rampaient pourtant devant le patron. Des pauvres types dont l’apathie et l’indifférence me semblaient friser la lâcheté.

    J’ai continué ma route, pourtant, avec ma corbeille sur la tête.

    Quand je suis entré dans la maison chaude, pleine de lumière, de joie, quand j’ai vu ce sapin de Noël tout chargé d’ampoules électriques, de boules multicolores, endiamanté de fis d’argent et d’étoiles, j’ai eu mal. Oh  oui, j’ai eu très mal à mon cœur de gosse.

    Les rires, les exclamations d’admiration devant la bûche énorme que j’apportais, les plaisanteries des gens qui ne savaient pas, qui ne pouvaient pas savoir et qu’amusait ma figure rouge sous ma toque blanche, comme j’avais mal ! Comme j’avais mal à force de retenir mes larmes.

    On m’a mis dans la main plusieurs pièces de monnaie. Un beau pourboire assurément. Peut-être le plus gros de la journée, je ne sais pas. Et je suis parti. Je marchais lentement dans les rues vides. Vides de monde, vides de bruit, de chaleur, vides de vie.

    Je suis parti avec au bout de mon bras ma corbeille vide, avec ma tête vide. Je suis retourné vers la ville qui luisait de mille feux, de mille petits yeux pétillants de joie. Je suis parti en pleurant, en pleurant parce que c’était Noël.

                                                           Bernard Clavel

                                                           Histoire de Noël

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 9 Décembre 2020 à 07:26

    Un texte très "fort" et émouvant ! J'ose espérer que tous les patrons boulangers-pâtissiers ne sont pas aussi "durs" avec leurs apprentis....

    Très bonne journée et gros bisous

    2
    Mercredi 9 Décembre 2020 à 10:26

    Hélas ça peut encore  et ça a dû exister 

    Il faut être @ l'écoute de nos jeune surtout envers les taiseux 

    C'est émouvant 

    3
    Mercredi 9 Décembre 2020 à 11:09

     bonjour Brigitte ,

     j'ai dévoré ce texte,et m'a beaucoup émue ,, cet  apprenti à l'époque était un travail digne de l'esclavage ,,  mais depuis les lois ont bien changées fort heureusement merci brigitte et belle journée,, bisous monette

    4
    Jeudi 10 Décembre 2020 à 21:35

    Bernard Clavel j'aimais beaucoup le lire, cette histoire je ne la connaissais pas, il situait bien ses romans dans cette rude région du Jura son département de naissance. Je crois que l'apprentissage des métiers de bouche était très dur, il y a eu d'autre roman là dessus. Amicalement

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