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Entendez-vous le cri des animaux ? Armand Farrachi
Une plainte continue monte des fermes, des laboratoires, des arènes, des cuisines, des abattoirs, des niches, des cages ou des bois, de toutes les parcelles de la Terre. Le cri des bêtes nous assourdit. Leur sang nous inonde.
Ceux à qui on laisse la vie sauve ne connaissent pas un sort plus enviable. Captifs ou dressés, ils offriront toujours une image de vaincus dans un monde entièrement gouverné par des rapports de force d’autant plus admirables qu’inutiles, arbitraires et gratuits. Ils nous rappellent que toute société oppressive rêve que l’individu porte encore le poids des chaînes et la marque du fer quand les traces matérielles en auront disparu, qu’il forge lui-même les barreaux de sa cage et règle sa conduite sur le désir du maître, comme ces chevaux qu’on habitue à tenir le front bas en les enfermant face à une pointe où ils se piquent dès qu’ils relèvent le cou, de sorte que toute leur vie ils emportent avec eux, même au grand air, la menace de la pointe invisible enfoncée plus vivement encore dans leur mémoire que dans leur chair.
Tous les dressages sont fondés sur la violence, même s’il ne s’agit pas d’une violence physique ou chimique. Soumettre une volonté, briser une pulsion, plier un comportement, provoquer des réflexes aberrants ne peuvent être des actes innocents. Encore si ces pratiques répondaient toujours à une nécessité, comme de garder les troupeaux, de guider les aveugles ou de feindre devant les caméras, on comprendrait que s’y emploient ceux qui y trouvent leur compte. Mais dresser pour dresser, pour prouver sa capacité d’humilier, et en divertir ses semblables par procuration ou délégation de pouvoir revient à élever le supplice au rang d’une métaphysique.
Quoi de plus apaisant pour l’esprit qu’un oiseau sautant toute sa vie dans une cage d’un perchoir à l’autre, un écureuil s’épuisant à piétiner dans une roue ? Quoi de plus amusant qu’un ours avec un ruban rose sur des patins à glace, qu’un éléphant en tutu se contorsionnant sur une seule patte ? Que le chimpanzé en culotte tyrolienne se retrouve éclaboussé de crème, toute l’assistance se tord de rire sur ces gradins où l’on emmène les enfants pour qu’ils apprennent à quel état d’indignité peuvent être réduits ceux qui n’aspiraient qu’à vivre libres. Y a-t’il d’ailleurs plus édifiante promenade que ces jardins de cellules, de bacs et de fosses où languissent des fauves, où les loups s’arrachent les ongles, où les éléphants se balancent interminablement d’un pied sur l’autre, où les dauphins tentent de se suicider en se fracassant la tête sur les parois de leur bassin, où les lions arpentent sans fin leurs quelques mètres carrés de béton, où les singes se cachent la tête dans le bras pour ne plus voir les hommes leur lancer des cacahuètes ? Quelle meilleure initiation à la vie animale que le parcours dominical parmi les innocents condamnés à perpétuité et les délégués du monde sauvage devenus psychotiques ? Les zoos, volontiers présentés comme des viviers propres à sauver les espèces menacées, ne sont que des prisons où les animaux privés de tout apprentissage et contraints de survivre contre leur instinct sont avilis jusque dans leurs gènes et leur improbable descendance.
De ça… …à ça ! Cela vous semble-t-il juste ?
Veut-on des jeux, pour passer le temps et oublier les petits soucis quotidiens ? En voici. Commençons par les plus divertissants. L’Espagne, en particulier, en propose à tous les goûts une gamme étendue. Chaque village y défend sa tradition. Ici, on lâche un taureau dans les rues où la foule assemblée pour cette joyeuse circonstance joue à qui lui enfoncera le plus d’aiguilles dans les parties les plus sensibles : les yeux, l’anus, les testicules. Le jeu s’arrête lorsque l’animal, littéralement hérissé d’aiguilles, en meurt, ce qui, avec un si puissant sujet, permet au moins de s’amuser longtemps. Là, c’est un vieil âne qui doit traverser le village et à qui chacun, masqué, grimé et costumé, assène des coups de poing jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais l’animal, mauvais joueur, meurt plus souvent de son angoisse que de ses blessures, ce qui gâche le plaisir. Là encore, tout va plus vite : la chèvre est précipitée du haut du clocher ; c’est presque une faveur.
Toutes ces festivités le cèdent en renommée et en popularité à la corrida, où l’homme, en « habit de lumières », après avoir longtemps planté ses piques sur l’échine d’un taureau ruisselant de sang et qui cherche à comprendre, lui enfonce son signe triomphant derrière l’omoplate, assez profondément pour atteindre les vaisseaux pulmonaires ou péri-cardiaques. L’hémorragie et l’étouffement provoquent la mort du taureau, la fierté du matador et la liesse d’une foule d’amateurs, car te spectacle n’est réussi que si la mort est lente et l’épanchement sanguin assez progressif pour maintenir jusqu’au bout la vitalité du supplicié. Il n’aura fallu qu’une mise en scène, des paillettes, des perles et des couleurs vives pour convaincre même des intellectuels, en principe moins sensibles au brillant, aux jeux du cirque, aux combats de gladiateurs et aux martyres, qu’ils n’ont pas assisté à un vulgaire supplice mais à un spectacle hautement symbolique sanctifiant l’éternel affrontement de l’homme et de la bête, à un rituel sacré, à une cérémonie sacrificielle, ce qui montre qu’il faut peu de chose pour justifier une esthétique criminelle. Le taureau a sa chance? Une, en effet, sur cinquante mille, selon les statistiques, et la victime ne sera certes pas graciée pour avoir vaincu son bourreau. Ce n’est pas que le spectacle deviendrait plus tolérable s’il coûtait la vie à autant d’hommes que de taureaux, mais pourquoi faudrait-il qu’on y souffre et qu’on en meure pour qu’il plaise ? S’il ne s’agissait que d’admirer l’adresse, le courage et l’esquive, pourquoi des piques, des banderilles et des épées ? « Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs, dit Montaigne. Nature a, ce crains-je, elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté. »
L’imagination ludique est inépuisable: combats de coqs aux Antilles, jeu de polo aux lapins vivants en Australie, tir à l’arc sur rats suspendus dans les Flandres, lapidation de lapins accrochés par les pattes en Espagne, encore. On n’en finirait pas d’énumérer les plaisirs licites des maîtres de la Terre, et bien qu’on n’ait jamais vu un animal se comporter ainsi, les humains qui jouent à torturer diront spontanément d’un assassin ou d’un sadique s’exerçant sur sa propre espèce qu’il se conduit comme une bête. Il n’est pas jusqu’à l’amour des animaux qui ne procure des chiens et des chats infiniment croisés, manipulés, déformés, dénaturés, nanisés, pour réconforter les hommes grâce à la compagnie des monstres.
Même la cuisine s’évertue à transformer les cordons-bleus en bourreaux et les livres de recettes en invitation au supplice. Destiné à flatter le palais des gastronomes, l’animal paiera cher son appartenance au règne comestible. À chaque espèce son châtiment. Pour officier dans les règles de l’art, il convenait de battre le cochon avant de l’égorger, ce qui attendrit sa chair, puisque le verbe supporte aussi cette acception. En Asie du Sud-Est, la cervelle de singe trépané vif constitue un mets de choix. En Chine, on préfère le lapin torturé parce que sa viande y gagne, paraît-il, « une saveur exquise ». Dans ce même pays, où l’on s’y entend en matière de raffinement, on peut consommer la truite à la fois cuite et vivante à condition de lui envelopper la tête dans un linge humide avant de la plonger dans la friture. L’empire du milieu est friand d’autres recettes dont on épargnera le détail aux lecteurs sensibles. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’aller si loin pour en trouver quand on habite un pays où les oies sont gavées, où les escargots ne sauraient être préparés sans avoir « longtemps » jeûné et dégorgé dans la farine, où le canard au sang « exige » qu’on l’étouffe en lui écrasant la poitrine avec le pied, où le lièvre veut être dépouillé vif, le homard tronçonné ou ébouillanté (« après lui avoir arraché sa poche à gravier », précise le cuisinier scrupuleux), l’ortolan enivré puis noyé dans l’alcool. La chair du veau est plus blanche si le nouveau-né est enfermé dans l’obscurité, immobilisé par un collier et nourri à la farine, dont il raffole sans doute, mais il n’a pas le choix. Les gourmets réclament maintenant de l’autruche, du bison, du renne, du kangourou, du cheval de course… On sent que la découverte d’une licorne les mettrait aussitôt en appétit. À quand le gruyère au lait de gorille ou la fricassée de panda aux langues de rossignols ? À la question : Pourquoi manger des animaux quand on peut s’en passer, l’amateur répondra toujours : « Parce que c’est bon ». Pourquoi les torturer quand on peut faire autrement ? « Parce que c’est meilleur. » Le plaisir absout dans tous les cas. On imagine sans peine quelles applications peut connaître un principe qui veut que le plaisir de celui qui l’éprouve l’emporte sur la souffrance de celui qui le procure.
Un degré supplémentaire, s’il est possible, est encore franchi avec le seuil des laboratoires, dont les murs laqués de blanc et les vitres dépolies abritent un univers de cauchemar. Les victimes du progrès y sont détenues dans des conditions terrifiantes pour subir un traitement à faire frémir les plus endurcis, appliqué avec une minutie et une précision dont la description même épouvante et décourage. Cages, carcans, chevalets, la volonté de savoir est ici dans son décor de prédilection. Sa fin justifie tous ses moyens. Malgré le secret qui pèse sur les chiffres, en particulier dans le domaine militaire, on peut estimer à 300 millions les animaux qui y perdent chaque année la vie, à plus de 7 millions en France. La plupart n’auront été sacrifiés qu’à de bien misérables causes.
L’impact des chocs automobiles a été étudié sur des porcs solidement arrimés à leur poste de conduite. Celui que les fléchettes peuvent avoir sur les yeux des enfants est d’abord essayé sur les yeux des lapins. Ces mêmes animaux sont fermement invités à fumer continuellement des cigarettes pour qu’on puisse juger au plus vite sur eux des méfaits du tabac, tandis que les ravages de l’alcool sont mesurés sur des chiens forcés à l’éthylisme. L’industrie cosmétique, fondée sur la séduction et sur la beauté, s’y montre avide d’horreur. S’il est vrai qu’il faut souffrir pour être belle, les tâches auront été inégalement réparties…
Armand Farrachi, extrait de « Les ennemis de la Terre ».
Tags : animaux, maltraitance, laboratoire, arène, cage
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