• Diminue la douleur de la distance de Henri Gougaud,

    Diminue la douleur de la distance

    Le gardien du temps me dit :
    « Diminue la douleur de la distance. Travaille à cela tous les jours. »
    J’ai pensé (il faisait nuit, j’étais fatigué, j’avais de la peine à ne pas m’endormir devant la flamme de la lampe) : « Diminue la douleur de la distance ! Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Il faudra que je demande au Chaman »

    Je l’ai interrogé sur le chemin du retour. Il a refusé de me donner la moindre explication. Il m’a dit : « Les mots ne sont que des lueurs, des signes. Ils sont les portes de la mémoire. Les choses derrière les mots, voilà ce qui est important. C’est en toi maintenant que tu dois chercher les réponses. »

    Mais comment trouver ?

    Un jour j’ai poussé la porte où était inscrit : « Diminue la douleur de la distance » et je suis entré dans une salle du palais de la mémoire. Il y avait partout des livres vivants. Entre mille autres livres vivants, j’ai choisi d’explorer la douleur de l’absence d’un être aimé. Il m’est aussitôt apparu que cette douleur était une maladie guérissable. Je me suis aventuré plus avant dans cette salle. Entre mille autres voix j’ai entendu ceci : « Plutôt que de t’enfermer dans le chagrin ou l’indifférence, cultive les sensations que l’être aimé a laissées en toi, redonne vie, dans tes dedans, à la tendresse, à la douceur. Si tu revivifies ces instants de bonheur passés, si tu les aides à pousser, à s’épanouir, à envahir ton être, la distance peu à peu se réduira, la douleur, peu à peu, s’estompera. Tu peux recréer ce que l’oubli a usé ». Je me suis émerveillé de ce pouvoir et de mes capacités à explorer cette vaste bibliothèque que j’avais en moi.

    Henri Gougaud
    Les sept plumes de l’aigle

     

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  •  

    Comme tous les soirs à vingt heures, en compagnie de Marcel et d’Albert, André sort de la vieille bâtisse. C’est le logis de leur vieux copain Hubert. Depuis qu’au village le Café des Amis a fermé, ils se retrouvent toutes les fins d’après-midi chez lui, pour boire quelques chopines, taper le carton en se racontant les histoires du temps.

    Comme Hubert est veuf, ils peuvent faire comme bon leur semble chez lui : ouvrir toutes les bouteilles qu’ils veulent, se rouler des cigarettes de vieux gris, raconter des histoires grivoises, se tordre de rire en se tapant sur les cuisses…

    Ce qui n’est pas le cas des trois autres dont les femmes veillent au grain. C’est pour cela que cette maison de l’angle de la rue du Crolot est devenue leur quartier général.

    Après avoir tourné à gauche, André s’engage prudemment dans la rue des Chenevières. Il habite tout en bas, à la sortie du village, et il espère que cette petite marche estompera les relents d’alcool et de tabac accrochés à ses vêtements et à sa moustache. Car Jeannette n’a pas bon caractère. Quand il rentre trop imbibé, elle lui fait des scènes épouvantables.

    Il s’appuie un instant contre la tour du Colombier pour retrouver la verticale.

    Puis, en longeant la fontaine-lavoir du Pacquis, il décide de s’asseoir un moment sur la margelle pour se rafraîchir le visage et se rincer la bouche.

    C’est qu’elle est belle, cette fontaine. Certes, la région fourmille de fontaines-lavoirs magnifiques, mais celle de Montagney est exceptionnelle. L’eau de source arrive dans le puisoir qui a la forme d’un temple circulaire à six piliers.

    Puis elle se jette dans le long canal-abreuvoir où le bétail venait se désaltérer le soir, au retour du pâturage, avant la traite. Elle poursuit son cours dans un espace couvert, mais ouvert en façade grâce à six linteaux soutenus par des colonnes. C’est là que les lavandières du temps venaient faire la lessive, tout en s’entretenant des derniers cancans : l’eau arrive d’abord dans le petit rinçoir carré, puis dans le savoir, avant d’évacuer les mousses savonneuses vers l’aval, vers un canal couvert.

    Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père, André était paysan. Il se souvient de l’animation qui régnait en permanence autour de ce lieu de vie. Tout le monde, au village, en dépendait : pour puiser l’eau nécessaire à l’alimentation, pour abreuver les vaches, les moutons et les chevaux, pour laver les draps et les habits. Et aujourd’hui, ce magnifique édifice ne sert plus : c’est à pleurer. Heureusement qu’il est bien entretenu. Les édiles et les propriétaires ont mis un point d’honneur à valoriser l’architecture du village  la Tour crénelée de Santans, la maison forte, l’église, les fontaines et toutes ces magnifiques maisons de pierre…

    Soudain il tressaute. Un cheval s’approche, en faisant lourdement sonner ses fers sur les pavés qui cernent l’abreuvoir.  Il est tenu à la longe par le Raymond, un vieux paysan de l’époque où André était enfant. Et celui-ci lui sourit, comme si de rien n’était, comme si tout était naturel.

    « Salut André ! On prend un peu le frais ? Tu as raison, il a fait bien chaud aux moissons aujourd’hui. Mais demain le temps tournera à l’orage… »

    André observe la vieille veste et la casquette bleue de l’homme. Il entend les lentes et profondes goulées absorbées par le cheval. Puis tous deux s’éloignent en direction de la ferme de Raymond : comme si c’était encore une ferme, comme si elle n’avait pas été transformée par des citadins depuis plus de vingt ans…

    Lorsqu’il arrive à la maison, il est dégrisé et encore sous le choc. Comme chaque soir, Jeannette l’observe avec suspicion. Puis rassurée, elle lance :

    « Eh bien, mon homme ! Tu es tout pâle ! Assieds-toi, la soupe est prête… »

    André ne décroche pas un mot de la soirée, puis prétexte un mal de tête pour se coucher dès la dernière bouchée avalée.

    Le lendemain en fin d’après-midi, il retrouve ses copains. Mais il n’ose pas non plus leur raconter sa vision de la veille c’était trop irréel, il a été vraiment secoué. Ça l’a ramené d’un coup soixante ans en arrière, à l’époque heureuse de son adolescence. Ils ne pourraient pas comprendre. Personne ne pourrait comprendre…

    Il participe peu à la discussion, s’abstient de boire et de fumer. Les autres s’inquiètent, mais se heurtent à un mur. Pour tenter de le dérider, ils entonnent l’une de ses chansons fétiches, interprétée jadis par Berthe Sylva.

    « Du gris que l’on prend dans ses doits

    Et qu’on roule,

    C’est fort, c’est âcre comm’ du bois,

    Ça vous saoule,

    C’est bon et ça vus laisse un goût

    Presque louche

    De sang, d’amour et de dégoût

    Dans sa bouche ! »

    Mais sans résultat.

    A vingt heures, André, toujours aussi soucieux et rêveur, quitte ses amis.

    Ce soir non plus, il n’a rien bu ni fumé. Il lui semble être à l’abri des apparitions. C’est pourtant avec appréhension qu’il longe la fontaine.

    Tout à coup, il sursaute. Comme autrefois, une brouette chargée d’un cuveau de bois est rangée près du lavoir et une femme bat des draps sur sa planche à laver. Elle est revêtue de la traditionnelle blouse foncée à petits motifs gris et elle porte une coiffe de coton blanc.

    Lorsqu’elle lève la tête, il reconnaît la Julia, cette brave mère de famille nombreuse, qui était maltraitée par son mari cantonnier. Et qui, malgré la misère, avait toujours un bonbon à donner aux enfants qu’elle croisait.

    « Bonjour mon p’tit André. Mais qu’est-ce que tu as grandi ! Tu deviens un vrai jeune homme, dis donc ! Les filles vont bientôt te courir après … Hi hi… »

    André est pétrifié. Il regarde la Julia plier ses draps, les placer dans le cuveau, ranger la planche à laver, le battoir et quelques morceaux de savon de Marseille sur la brouette.

    « Bonsoir André. Tu embrasseras ta maman pour moi… Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue… »

    Il est encore plus blanc que la veille lorsqu’il se met à table. Jeannette manifeste son inquiétude, d’autant qu’il file au lit sans avoir pu avaler grand-chose.

    Hubert, Marcel et Albert s’inquiètent également du brusque changement d’attitude de leur copain. Lui l’éternel boute-en-train, celui qui était de toutes les farces et plaisanteries, est devenu l’ombre de lui-même. C’est à peine s’il répond aux questions par monosyllabes. Comme la veille, ils tentent de le réveiller par une autre de ses chansons préférées.

    « Boire un petit coup c’est agréa-ble,

    Boire un petit coup c’est doux,

    Mais il ne faut pas rouler dessous la ta-ble.

    Boire un petit coup c’est agréa-a-ble,

    Boire un petit coup c’est doux ! »

    Et comme la veille, il reste cloîtré dans ses réflexions.

    Ils continuent à discuter, boire et fumer, en le surveillant du coin de l’œil.

    (…)

    C’est peine perdue et à vingt heures, ils le regardent s’éloigner en chuchotant des hypothèses sur son mal.

    André n’est pas inquiet ce soit. Il sait par avance qui il rencontrera, et une bouffé d’émotions contradictoires lui étreint le cœur.

    En effet, lorsqu’il s’approche de la fontaine, il entend des clapotis dans le rinçoir. C’est Anita qui se baigne nue et qui éclate d’un rire cristallin en l’apercevant. Et tout remonte à la mémoire du malheureux André : cette fille adorable dont il était éperdument amoureux, le refus de son père à ce projet d’union avec une pauvresse qui n’apporterait pas de terres au contrat de mariage, les larmes d’Anita, son départ vers une ville lointaine, puis son propre mariage avec Jeannette, la fille du plus gros paysan du village. A cette époque, on obéissait à la volonté paternelle, même quand on était majeur. Malheureusement, il n’en était pas amoureux. Il ne pouvait pas l’être, il ne pensait qu’à la belle Anita dont il n’avais plus jamais eu de nouvelles.

    Et ce soir, Anita est là, devant lui. Elle l’invite à la rejoindre :

    « Viens près de moi, viens. Il y a si longtemps que je t’attends, mon André adoré, si longtemps… Ne me fais pas languir, viens tout près… »

    Tard dans la soirée, la nouvelle fit le tour du village. On venait de découvrir le corps d’André, noyé dans la fontaine, dans le rinçoir exactement. Personne ne put expliquer comment cet accident était arrivé.

     

            Jean-Louis POIREY – Dix huit histoires d’eau en Franche-Comté

                            (extrait abrégé…)

     

    Les fantômes de la fontaine-lavoir

     Montagney_fontaine_lavoir

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  • La noix d’or - Hommage à Tolkien et à Deulin de Georges Thoma

     

    Un soir, je promenais mon chien du côté de la Croix de Bray. La nuit était tombée et le ciel pur parsemé d’étoiles. Tout à coup, j’entendis un chant mélodieux, la voix était si belle que je restais figé, baigné par un bonheur sans nom. Au détour du chemin apparut un cavalier blond, habillé de blanc, montant sans harnais un magnifique cheval blanc. Du cheval et du cavalier semblait émaner une douce lumière.

    En l’apercevant, ils s’arrêtèrent. Je les saluai avec beaucoup de respect, car j’avais déjà reconnu un Seigneur Elfe. Avec beaucoup de grâce, il répondit à mon salut et sauta à terre. Il me dit combien il était rare de rencontrer par les chemins de la Comté un humain capable de voir un Elfe. Il revenait de s’incliner sur la tombe d’une Princesse de sa race, qui était devenue mortelle pour avoir épousé un homme. Voulant respecter l’ancienne hospitalité, je lui proposai de venir chez moi pour que nous puissions partager ce que j’avais de meilleur, un vieux Vin Jaune. Il déclina avec beaucoup de politesse cette offre, puis me demanda si je savais d’où venait la délicat bouquet de noix des Vins du Jura et de Comté. Je secouai la tête, honteux de cette ignorance. Alors, il sourit et me raconta cette histoire.

    Il y a bien longtemps vivait à Château-Châlon une douce jeune fille d’une famille très pauvre. L’âge était venu pour elle de se placer. Mais le travail était dur et le sort d’une jeune fille pas toujours enviable ; Elle avait entendu les anciens raconter que, dans les grottes de Lavigny, vivait une magicienne et que, tous les ans, à la Saint-Jean, elle prenait une nouvelle servante. Alors comme le voulait la tradition, à la date fixée, elle alla à la roche Saint-Pierre et attendit. Elle ne tarda pas à s’endormir.

    Quant elle se réveilla, elle pensa rêver car elle se trouvait étendue sur un lit aux draps blancs, dans une petite chambre éclairée par une lampe à huile. Elle s’aperçut vite que ce n’était pas un rêve et, après s’être levée, elle ouvrit la porte. Elle était dans un couloir où, portées par des supports en argent, brillaient des torches d’un bois inconnu, répandant une odeur suave.

    Au bout du couloir, elle découvrit une magnifique salle taillée dans la pierre. Des colonnes s’élevaient comme des troncs d’arbres. La pierre travaillée avec art scintillait comme parsemée de pierres précieuses. Partout des torches éclairaient et embaumaient. C’est la salle du Roi des Nains, pensa-t-elle. Soudain une voix la tira de sa rêverie : « Bonjour, te voilà réveillée Uva » ; et dans un coin de la salle sur un trône d’Or, accompagnée de deux pages, elle découvrit une belle jeune femme habillée de voiles bleu et blanc, qui la regardait en souriant. « Tu as voulu être ma servante, je t’ai acceptée, nous n’avons pas discuté de tes gages, mais je sais récompenser le travail et le dévouement. Il y a du travail : ranger, nettoyer, fait au mieux, à ton idée. »

    Alors commença pour Uva une vie qu’elle n’avait jamais osé rêver. Dès qu’elle avait faim, elle trouvait une table garnie de mets délicieux qu’elle pouvait manger à sa convenance.

    Certes, elle se levait tôt, car il y avait beaucoup de travail, la maison était grande. Elle avait, en effet, découvert d’autres salles plus grandes et plus belles les unes que les autres. Tout le jour, elle nettoyait, lavait, balayait. Elle ne s’arrêtait que lorsque sa maîtresse chantait. Elle avait beau ne pas comprendre cette langue inconnue, le chant semblait porter toute le sagesse du monde, parfois mélancolique comme pleurant un paradis perdu, parfois gai comme portant tous les espoirs, il la transportait loin de ce monde.

    Le temps passe vite quand on est heureux. Un jour, la Magicienne au trône d’or lui dit : « Uva, cela fait un an que tu es ici, le terme de ton contrat touche à sa fin. Tu as été une parfaite servante, que veux-tu pour ton salaire ? Parle sans crainte ! » Uva trop impressionnée pour répondre, s’inclina avec respect, sans rien dire. « Bon, reprit la Magicienne, voici des pièces d’or pour ton travail et un cadeau pour ta gentillesse. »

    Uva retourna à sa chambre, portant un véritable trésor, une poignée de pièces d’or, salaire qu’elle n’aurait pas osé espérer même dans ses rêves les plus fous. Avec il y avait une petite boîte en bois, sur son couvercle luisait un U en argent ; l’ayant ouverte, elle découvrit un écrin de fine soie contenant une petite noix d’or d’orfèvrerie. Fatiguée par toutes ces émotions, elle s’allongea et s’endormit aussitôt. Quand elle se  réveilla, elle était étendue sur la Roche Saint-Pierre.

    Elle regagna le village où ses parents furent très heureux de la revoir après une aussi longue absence. Elle dut, bien sûr, raconter son histoire maintes et maintes fois. Sa voisine, Ira, paresseuse et méchante, fille de riches marchands, se moqua d’elle. « Comment, on te demande ce que tu veux et tu ne réclames rien. Tu es toujours aussi bête, tu ne changeras jamais »

    Ira avait sa petite idée. A la Saint-Martin suivante, elle se rendit à la Roche Saint-Pierre.  Comme Uva, elle ne tarda pas à s’endormir et se réveilla dans la petite chambre. Mais quel changement, pendant un an, elle ne fit que manger et se reposer. L’année terminée, la Magicienne lui demanda : « Que veux-tu pour ton salaire ? » Impolie et arrogante, Ira lui répondit : « La plus belle robe dorée qu’on puisse voir et une baguette changeant tout en or ». Sans marquer la moindre surprise, la Magicienne lui répondit, avec un léger sourire : « Qu’il en soit fait suivant ton désir. »

    En se réveillant sur la Roche Saint-Pierre, Ira se trouva vêtue d’une magnifique robe, une baguette à la main. Quel retour triomphal au village. Comme elle se moqua de cette pauvre Uva ! Tout ce qu’elle touchait de sa baguette se transformait en or le plus pur.

    Le Seigneur de l’époque en entendit parler et pensa qu’elle ferait, malgré la mésalliance, une épouse très intéressante pour son fils. Ce dernier, après l’avoir vue, n’était pas fort enthousiaste, mais il n’était pas question de discuter les ordres de son père.

    Le jour des fiançailles, que la toilette de la future fut longue ! Les demoiselles d’honneur avaient bien du mal à la rendre présentable. Perdant patience, Ira tapa du pied et, dans mouvement d’impatience, frappa le sol de sa baguette : aussitôt il se changea en or, resplendissant au soleil.

    Le Seigneur fut très fier de régner sur un domaine en or, mais il dut vite déchanter car la terre était devenue stérile. La famine ne tarda pas à menacer et le peuple à murmurer. Alors, affolé, il promit sa fille ou son fils à qui lèverait la malédiction et jeta Ira en prison.

    C’est à ce moment, qu’un soir, Uva se souvint du coffret de la Magicienne. Se rendant à la cour, elle s’avança devant le Roi et, grattant à ses pieds la poussière d’or, elle y planta la Noix. Aussitôt, tout rentra dans l’ordre. La campagne reverdit et les récoltes rattrapèrent même leur retard : le blé était doré et lourd, jamais le vin ne fut aussi bon.

    Uva demanda au Roi le pardon de Ira qui assista au magnifique mariage de sa souffre-douleur. Ce fut pour elle une terrible punition.

    La bénédiction de la Magicienne se poursuit de nos jours, car c’est depuis cette époque que les vins et les fromages de notre Comté se reconnaissent  à ce délicat bouquet de noix qui rappelle la Noix d’Or.

     

    Georges Thoma (conte tiré de la Racontotte)

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  •  

    Cette année-là, le Marquis avait fait venir une équipe de bûcherons qui travaillaient dans la coupe à côté de la nôtre. Parmi eux, quelques-uns parlaient une langue inconnue et ne maniaient le français qu’avec difficulté. Ils aimaient, le soir, chanter et danser ou alors conter des histoires de leur lointain pays au pied des Pyrénées. J’avoue avoir oublié beaucoup de ces veillées, mais il y en a une qui m’a frappé. Je vois encore le conteur, éclairé par la lueur du feu, sa curieuse cognée aux formes arrondies posée sur les genoux. D’une voix bien timbrée, cherchant ses mots, les yeux dans le vague, il nous a conté cette histoire.

    Dans nos montagnes, au milieu des bois, vivait une pette chienne. Ses maîtres, des bûcherons, comme nous, l’avaient apportée là toute jeune. Elle n’était pas vraiment belle, le poil long, la truffe noire, assez courte de pattes, le corps allongé. Elle aimait courir dans les pentes, entres les fûts des arbres, mais elle s’arrêtait souvent pour regarder le soleil à travers les branches. On ne la maltraita pas, loin de là, mais on ne s’occupait pas vraiment d’elle. Elle se sentait étouffé, manquant d’espace et d’amour. Elle n’était pas heureuse, car son cœur ne s’était pas choisi un maître. Aussi, un jour s’enfuit-elle, partant au hasard, à l’aventure.

    Un beau matin de printemps, elle émergea à l’air libre, au milieu d’une vaste prairie émaillée de fleurs multicolores. Un vent léger transportait mille senteurs. La vie bruissait autour d’elle. La pette chienne se dressa sur ses pattes, offrant son joli museau noir à la caresse de la brise. Le vent la vit alors, statue même du bonheur. Il revint tourner autour d’elle, courbant l’herbe et les fleurs, la caressant de son souffle embaumé. Elle, sentant cette caresse, rayonnait de joie. Cette communion était si totale que le vent restait là, oubliant les ailes des moulins et les voiles des bateaux. Mais le devoir l’appelant, ne pouvant se résoudre à l‘abandonner seule dans la prairie, il gonfla son souffle et, bientôt, l’emporta.

    On ne l’a jamais revu sur terre. Les montagnards disent que le vent l’a épousée et l’a baptisée Labrie. Quand vous voyez les nuages courir dans le ciel, c’est Labrie qui les poursuit, quand le ciel moutonne, c’est Labrie qui les rassemble.

    Elle a eu de nombreux enfants que le Vent a déposés dans la montagne là où il l’avait trouvée. Les hommes les ont recueillis et élevés en échange de leur amour. Ce sont leurs descendants qui, de nos jours encore, rassemblent les moutons dans la montagne. De leur mère, ils ont gardé la beauté et le souffle inépuisable.

    Ne vous étonnez pas si, de temps en temps, vos bergers lèvent vers le ciel leurs museaux et leurs si doux yeux marron. C’est que là-haut, derrière, les nuages ils entendent leur père passer.

    Vous pensez peut-être que j’ai inventé cette histoire ? Non, elle m’a été racontée par un vieux bûcheron, au cœur de la forêt, un soir autour du feu.

     

    Georges Thoma (la Racontotte)

     

    Labrie, la fiancée du vent

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  • A l’enterrement de Gorenflot  de Georges Thoma

     

    C’était la fin de l’été, avec l’ancien nous étions allés cueillir des framboises dans son jardin, au bas du pays. L’Ancien un peu fatigué, s’était assis sur les pierres du murget. Il faisait chaud, les abeilles bourdonnaient autour de nous, se saoulant aux framboises trop mûres.

    Tout à coup, à son habitude, l’ancien laissa tomber quelques mots sibyllins : Ah, ce Gorenflot !

    Je me gardais bien de réagir, car il se serait alors fermé comme une huître. Je tournais simplement la tête vers lui, sans rien dire. Oui, poursuivit-il, quel heureux homme. Comme mon mutisme persistait, il sourit, car il savait bien que je bouillais d’impatience, mais c’était là notre jeu. Enfin, il se décida, sortit sa pipe, il la bourra avec soin, se cala à son aise entre les pierres et, prenant ce ton un peu pensif du conteur, il commença.

    « Il y a bien des années de cela, venant de Toulouse, un mendiant pénétra au village. Maigre, habillé de haillons, même en cette époque de pauvreté, son aspect inspirait la pitié. Sans doute affamé, il passait de porte en porte, sans recevoir de meilleur accueil qu’un chien. Sur la place, il fit le tour des plus riches maisons, mais l’accueil ne fut pas meilleur et il essuya même quelques moqueries.

    Découragé, il prit le chemin d’Arlay. Arrivé à l’orée du bois, il aperçut une fumée qui s’élevait à quelques centaines de pieds de là. Prenant cette direction, il ne tarda pas à découvrir une cabane de bûcheron, faite en rondins. Devant la porte, surveillant son feu, se tenait Gorenflot.

    Il était né au village. Jeune encore, il avait été entrainé dans la guerre « hallebardier de la milice ». Suivant les armées, il avait traversé toute l’Europe. Un jour, enfin, il avait pu revenir au pays, mais sans un sou. Depuis, il vivait dans cette cabane, louant ses bras, mais vivant le plus souvent de champignons, de fruits des bois et du miel de quelques ruches. Les enfants l’aimaient bien car il leur racontait ce qu’il avait vu, au loin, dans ces pays étrangers où l’on ne parle pas comme chez nous.

    Voyant le mendiant, Gorenflot se leva pour l’accueillir. Il lui tendit de l’eau pour s’abreuver et se nettoyer. Puis il ne tarda pas à lui offrir des noix, des noisettes et du miel. Le mendiant mangea sans dire un mot puis, rassasié, il leva les yeux vers son bienfaiteur et lui sourit.

    Gorenflot alors se figea, n’osant croire ses yeux, car dans ce sourire merveilleux luisait tout l’amour du monde. Sa tête se mis à tourner comme s’il s’était trouvé devant un précipice vertigineux. Mais il reprit vite ses esprits et tomba à genoux car il avait reconnu Jésus.

    Celui-ci le releva et ils s’assirent et causèrent une partie de l’après-midi. Le soir tombait et Jésus se leva pour reprendre sa route.

    - Tu m’as reçu, frère, que pourrais-je t’offrir ? Tu vis heureux.

    - Non, répondit Gorenflot, j’ai peur. Quand je m’éteindrai, Seigneur, il n’y aura personne pour suivre mon cercueil et cette pensée m’attriste.

    Alors, Jésus, le bénissant, lui dit : « Ne crains rien, tu auras plus d’amis fidèles à ton enterrement que le plus puissant des roi ».

    Puis le mendiant reprit sa route vers Arlay et se perdit dans le Grand Bois d’Amont.

    Gorenflot resta pensif fort longtemps, qu’avait voulu dire Jésus. Certes il ne mettait pas en doute la parole de notre Seigneur, mais il se demandait quels amis pourraient l’accompagner à sa dernière demeure. Sa crainte cependant avait disparue et il était plus joyeux qu’avant. Les enfants en venaient encore plus souvent et il leur apprenait les secrets des bois : les taches de champignons, les traces des animaux, le chant des oiseaux…

    Bien des années passèrent et, un jour de printemps, les enfants le trouvèrent mort, assis, le visage serein, à l’entrée de sa cabane. Ils coururent vite prévenir Monsieur le Curé qui, comme le pauvre Gorenflot n’avait plus de famille, prit la direction des opérations.

    Deux jours après le pauvre cercueil montait vers le village tiré par la jument du père Prost. La pauvre Soubise, déjà âgée, n’allait pas bien vite, mais cela n’avait pas d’importance car personne ne suivait le convoi.

    A l’église, seul le Curé, les rouges-cottes, les hommes qui avaient porté le cercueil et deux ou trois bigotes étaient là, pendant que Cedot sonnait le glas. Mais d’ami véritable il n’y en avait pas. La messe terminée, les hommes chargèrent le cercueil et, en procession, derrière le Curé, suivis des bigotes, ils se dirigèrent vers la sortie de l’église.

    Sur le parvis l’affolement les gagna et ils abandonnèrent Gorenflot pour refluer le plus vite possible dans l’église en refermant le portail avec précipitation. Le cimetière bruissait de milliers, de millions, de milliards d’abeilles. Cedot, le bedot, fin apiculteur, ne comprenait pas ce qui se passait. Au bout de quelques minutes, plus courageux que les autres, il entrouvrit la porte. Tout était calme, il sortit et ne vit rien d’alarmant. Alors la cérémonie reprit son cours et la procession se dirigea vers le fond du cimetière.

    Mais là, sur les arbres, les essaims s’étaient formés, les abeilles de Gorenflot l’accompagnaient à sa dernière demeure. A côté d’elles, sur les branches se tenaient les oiseaux et les écureuils des bois, ses voisins et amis.

    Jésus avait tenu sa promesse. »

    Puis l’ancien se tut, méditant. Après un long moment, en silence, on reprit le travail.

    Le soir, à la maison, assis dans son fauteuil, l’ancien fumait sa pipe. Seul une bulle crevant à la surface des gaudes qui migeotaient doucement sur la cuisinière troublait le silence. D’un ton de profonde envie, jaloux même, le vieux laissa tomber « tout de même elles devaient l’aimer pour venir à son enterrement ses abeilles ! Ah, nom de Dieu, qu’il devait être bon dans son cœur ! »

     

                    Georges Thoma

     

    (source La Racontotte - Nature et traditions comtoises)

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