Comme tous les soirs à vingt heures, en compagnie de Marcel et d’Albert, André sort de la vieille bâtisse. C’est le logis de leur vieux copain Hubert. Depuis qu’au village le Café des Amis a fermé, ils se retrouvent toutes les fins d’après-midi chez lui, pour boire quelques chopines, taper le carton en se racontant les histoires du temps.
Comme Hubert est veuf, ils peuvent faire comme bon leur semble chez lui : ouvrir toutes les bouteilles qu’ils veulent, se rouler des cigarettes de vieux gris, raconter des histoires grivoises, se tordre de rire en se tapant sur les cuisses…
Ce qui n’est pas le cas des trois autres dont les femmes veillent au grain. C’est pour cela que cette maison de l’angle de la rue du Crolot est devenue leur quartier général.
Après avoir tourné à gauche, André s’engage prudemment dans la rue des Chenevières. Il habite tout en bas, à la sortie du village, et il espère que cette petite marche estompera les relents d’alcool et de tabac accrochés à ses vêtements et à sa moustache. Car Jeannette n’a pas bon caractère. Quand il rentre trop imbibé, elle lui fait des scènes épouvantables.
Il s’appuie un instant contre la tour du Colombier pour retrouver la verticale.
Puis, en longeant la fontaine-lavoir du Pacquis, il décide de s’asseoir un moment sur la margelle pour se rafraîchir le visage et se rincer la bouche.
C’est qu’elle est belle, cette fontaine. Certes, la région fourmille de fontaines-lavoirs magnifiques, mais celle de Montagney est exceptionnelle. L’eau de source arrive dans le puisoir qui a la forme d’un temple circulaire à six piliers.
Puis elle se jette dans le long canal-abreuvoir où le bétail venait se désaltérer le soir, au retour du pâturage, avant la traite. Elle poursuit son cours dans un espace couvert, mais ouvert en façade grâce à six linteaux soutenus par des colonnes. C’est là que les lavandières du temps venaient faire la lessive, tout en s’entretenant des derniers cancans : l’eau arrive d’abord dans le petit rinçoir carré, puis dans le savoir, avant d’évacuer les mousses savonneuses vers l’aval, vers un canal couvert.
Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père, André était paysan. Il se souvient de l’animation qui régnait en permanence autour de ce lieu de vie. Tout le monde, au village, en dépendait : pour puiser l’eau nécessaire à l’alimentation, pour abreuver les vaches, les moutons et les chevaux, pour laver les draps et les habits. Et aujourd’hui, ce magnifique édifice ne sert plus : c’est à pleurer. Heureusement qu’il est bien entretenu. Les édiles et les propriétaires ont mis un point d’honneur à valoriser l’architecture du village la Tour crénelée de Santans, la maison forte, l’église, les fontaines et toutes ces magnifiques maisons de pierre…
Soudain il tressaute. Un cheval s’approche, en faisant lourdement sonner ses fers sur les pavés qui cernent l’abreuvoir. Il est tenu à la longe par le Raymond, un vieux paysan de l’époque où André était enfant. Et celui-ci lui sourit, comme si de rien n’était, comme si tout était naturel.
« Salut André ! On prend un peu le frais ? Tu as raison, il a fait bien chaud aux moissons aujourd’hui. Mais demain le temps tournera à l’orage… »
André observe la vieille veste et la casquette bleue de l’homme. Il entend les lentes et profondes goulées absorbées par le cheval. Puis tous deux s’éloignent en direction de la ferme de Raymond : comme si c’était encore une ferme, comme si elle n’avait pas été transformée par des citadins depuis plus de vingt ans…
Lorsqu’il arrive à la maison, il est dégrisé et encore sous le choc. Comme chaque soir, Jeannette l’observe avec suspicion. Puis rassurée, elle lance :
« Eh bien, mon homme ! Tu es tout pâle ! Assieds-toi, la soupe est prête… »
André ne décroche pas un mot de la soirée, puis prétexte un mal de tête pour se coucher dès la dernière bouchée avalée.
Le lendemain en fin d’après-midi, il retrouve ses copains. Mais il n’ose pas non plus leur raconter sa vision de la veille c’était trop irréel, il a été vraiment secoué. Ça l’a ramené d’un coup soixante ans en arrière, à l’époque heureuse de son adolescence. Ils ne pourraient pas comprendre. Personne ne pourrait comprendre…
Il participe peu à la discussion, s’abstient de boire et de fumer. Les autres s’inquiètent, mais se heurtent à un mur. Pour tenter de le dérider, ils entonnent l’une de ses chansons fétiches, interprétée jadis par Berthe Sylva.
« Du gris que l’on prend dans ses doits
Et qu’on roule,
C’est fort, c’est âcre comm’ du bois,
Ça vous saoule,
C’est bon et ça vus laisse un goût
Presque louche
De sang, d’amour et de dégoût
Dans sa bouche ! »
Mais sans résultat.
A vingt heures, André, toujours aussi soucieux et rêveur, quitte ses amis.
Ce soir non plus, il n’a rien bu ni fumé. Il lui semble être à l’abri des apparitions. C’est pourtant avec appréhension qu’il longe la fontaine.
Tout à coup, il sursaute. Comme autrefois, une brouette chargée d’un cuveau de bois est rangée près du lavoir et une femme bat des draps sur sa planche à laver. Elle est revêtue de la traditionnelle blouse foncée à petits motifs gris et elle porte une coiffe de coton blanc.
Lorsqu’elle lève la tête, il reconnaît la Julia, cette brave mère de famille nombreuse, qui était maltraitée par son mari cantonnier. Et qui, malgré la misère, avait toujours un bonbon à donner aux enfants qu’elle croisait.
« Bonjour mon p’tit André. Mais qu’est-ce que tu as grandi ! Tu deviens un vrai jeune homme, dis donc ! Les filles vont bientôt te courir après … Hi hi… »
André est pétrifié. Il regarde la Julia plier ses draps, les placer dans le cuveau, ranger la planche à laver, le battoir et quelques morceaux de savon de Marseille sur la brouette.
« Bonsoir André. Tu embrasseras ta maman pour moi… Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue… »
Il est encore plus blanc que la veille lorsqu’il se met à table. Jeannette manifeste son inquiétude, d’autant qu’il file au lit sans avoir pu avaler grand-chose.
Hubert, Marcel et Albert s’inquiètent également du brusque changement d’attitude de leur copain. Lui l’éternel boute-en-train, celui qui était de toutes les farces et plaisanteries, est devenu l’ombre de lui-même. C’est à peine s’il répond aux questions par monosyllabes. Comme la veille, ils tentent de le réveiller par une autre de ses chansons préférées.
« Boire un petit coup c’est agréa-ble,
Boire un petit coup c’est doux,
Mais il ne faut pas rouler dessous la ta-ble.
Boire un petit coup c’est agréa-a-ble,
Boire un petit coup c’est doux ! »
Et comme la veille, il reste cloîtré dans ses réflexions.
Ils continuent à discuter, boire et fumer, en le surveillant du coin de l’œil.
(…)
C’est peine perdue et à vingt heures, ils le regardent s’éloigner en chuchotant des hypothèses sur son mal.
André n’est pas inquiet ce soit. Il sait par avance qui il rencontrera, et une bouffé d’émotions contradictoires lui étreint le cœur.
En effet, lorsqu’il s’approche de la fontaine, il entend des clapotis dans le rinçoir. C’est Anita qui se baigne nue et qui éclate d’un rire cristallin en l’apercevant. Et tout remonte à la mémoire du malheureux André : cette fille adorable dont il était éperdument amoureux, le refus de son père à ce projet d’union avec une pauvresse qui n’apporterait pas de terres au contrat de mariage, les larmes d’Anita, son départ vers une ville lointaine, puis son propre mariage avec Jeannette, la fille du plus gros paysan du village. A cette époque, on obéissait à la volonté paternelle, même quand on était majeur. Malheureusement, il n’en était pas amoureux. Il ne pouvait pas l’être, il ne pensait qu’à la belle Anita dont il n’avais plus jamais eu de nouvelles.
Et ce soir, Anita est là, devant lui. Elle l’invite à la rejoindre :
« Viens près de moi, viens. Il y a si longtemps que je t’attends, mon André adoré, si longtemps… Ne me fais pas languir, viens tout près… »
Tard dans la soirée, la nouvelle fit le tour du village. On venait de découvrir le corps d’André, noyé dans la fontaine, dans le rinçoir exactement. Personne ne put expliquer comment cet accident était arrivé.
Jean-Louis POIREY – Dix huit histoires d’eau en Franche-Comté
(extrait abrégé…)
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