• Normand Baillargeon L'ordinaire et le statistique

    Je vous invite fortement à lire cette partie du livre de Norman Baillargeon qui va vous démontrer par des exemples comment nous nous faisons manipuler par les statistiques.  Après cela, vous ne les verrez plus du même œil mais surtout vous vous ouvrirez à la pensée critique.

    IL SEMBLE qu'on ne sache pas qui, de Mark Twain ou de Benjamin Disraeli, a dit qu'il y a trois sortes de mensonges : les mensonges ordinaires, les sacrés mensonges et les mensonges statistiques. Touché, en tout cas, car la formule est juste. On en tire aussitôt l'enseignement qu'il faut jeter un œil très attentif à toutes ces données dont on nous abreuve, notamment en économie.

    On devrait notamment toujours se demander comment, par qui et même dans quel but elles ont été produites. Les réponses sont souvent instructives et inattendues. Il peut même arriver qu'elles suggèrent de refaire les calculs sur de nouvelles bases.

    Tenez, par exemple : j'ai soigneusement gardé en mémoire ce calcul d'Ivan Illich où il détermine la vitesse sociale de nos voitures, c'est-à-dire celle qu'on établit en prenant en compte leur coût social. Faute de pouvoir donner le détail du calcul d'Illich, j'en rappelle le principe, qui est fort simple. Il s'agit de déterminer combien coûtent à chacun de nous, la voiture, son assurance, son entretien, l'aménagement et l'entretien des routes sur lesquelles elle circule, l'ensemble des coûts liés à son usage -pollution, maladies, blessures, morts et ainsi de suite. Combien gagnez-vous de l'heure ? Combien de kilomètres faites-vous avec cette voiture ? Maintenant : combien d'heures restez-vous immobile à travailler pour gagner de quoi faire rouler la voiture. Résultat de tout cela, d'après Illich ?

    Nos voitures, au total, vont à peu près à la vitesse des calèches de nos arrière-grands-parents. Nul doute que bien d'autres aspects de la voiture en tant que réponse au problème du transport peuvent, voire doivent, être considérés quand on réfléchit à cette question ; mais il n'en demeure pas moins que l'intérêt de l'exercice est patent. Et autorise à regarder d'un autre œil son prochain quand on le voit, tout fier, rouler à 120 kilomètres heure sur l'autoroute... Grand fou...

    Il m'est arrivé plus d'une fois de rêver à une sorte de manuel d'autodéfense intellectuelle. Je reconnais que, si l'éducation et les médias faisaient vraiment leur travail, ce livre serait totalement inutile ; mais force est d'admettre, à mon sens, que ce n'est pas le cas.

    Je mettrais bien des choses dans mon petit manuel, mais en particulier des notions de mathématiques élémentaires dont la maîtrise fait parfois cruellement défaut même à des personnes instruites. Les mathématiques élémentaires sont en effet un puissant et indispensable outil d'autodéfense intellectuelle.

    De simples notions d'arithmétique suffisent parfois à ne pas s'en laisser conter, à conditions bien sûr de vouloir s'en servir, ce qui signifie notamment adopter une attitude critique - on devrait toujours, assure Noam Chomsky, penser à notre cerveau comme à un territoire occupé. Il y a quelques jours, par exemple, un universitaire déclarait devant moi et un auditoire d'intellectuels que 2000 enfants irakiens mouraient à chaque heure depuis dix ans à cause de l'embargo américano-britannique contre ce pays. Certes, cet embargo est immonde et il constitue un crime sans nom. Mais servons-nous de l'arithmétique : 2000 enfants par heure, cela fait 17 520 000 enfants par an ; depuis dix ans ; et cela dans un pays qui compte 20 millions d'habitants...

    Un autre exemple ? Joel Best, auteur d'un superbe ouvrage sur les statistiques, raconte qu'il assiste en 1995 à une soutenance de thèse durant laquelle le candidat invoque le fait, que depuis 1950, le nombre de jeunes tués ou blessés par armes à feu, aux États-Unis, double chaque année. Une référence à une revue savante est citée à l'appui de ce fait. Chacun sait que les États-Unis ont un grave problème avec les armes à feu. Mais, encore une fois avec pour seul outil l'arithmétique, réfléchissons un peu à ce qui est avancé ici.

    Posons généreusement qu'un seul enfant a été tué par balle en 1950. On aura donc, selon ce qui est affirmé, deux enfants morts en 1951, puis quatre en 1952, huit en 1953... Si vous poursuivez, vous arriverez en 1965 à 32 768 morts, ce qui est très certainement bien plus que le nombre total de morts par homicides (enfants aussi bien qu'adultes) aux États-Unis durant toute l'année 1965. En 1980, on aurait en gros un milliard d'enfants tués, soit plus de quatre fois la population du pays. En 1987, le nombre de gosses morts par armes à feu aux États-Unis dépasserait ce qui constitue, selon les meilleures estimations disponibles, le nombre total d'êtres humains qui ont vécu sur la terre depuis que notre espèce y est apparue ! En 1995, le nombre auquel on aboutit est si énorme qu'on ne rencontre de pareils chiffres qu'en astronomie ou en économie.

    Des notions de statistiques auraient une place de choix dans mon petit livre. Rien de très compliqué encore une fois, mais des outils tout simples dont il suffit parfois de vouloir se servir pour faire tomber le masque de la propagande. Par exemple, apprendre ce qu'est une moyenne, un mode, un médian et pourquoi et comment s'en servir. Et aussi savoir ce qu'est un écart type et une distribution normale : sans

    cela, on ne peut pas vraiment comprendre ce que signifient les chiffres qu'on nous sert.

    .

    Je mettrais aussi dans mon manuel des notions de ce que j'appelle la comptabilité critique. Un exemple, adapté d'un petit ouvrage classique de Huff

    .

    Considérez les données financières suivantes concernant deux compagnies.

    Compagnie A

    Salaire moyen des employés 22 000 $

    Salaire moyen et profits des propriétaires 260 000 $

    Compagnie B

    Salaire moyen 28 065 $

    Profits moyens des propriétaires 50 000 $

    Pour laquelle de ces deux compagnies préféreriez-vous travailler ?

    De laquelle voudriez-vous être le propriétaire ?

    En fait, votre réponse importe peu, puisqu'il s'agit dans les deux cas de la même compagnie. Et je précise tout de suite qu'on n'a pas réellement « triché » (au sens usuel du terme) avec les données.

    Comment cela est-il possible ?

    C'est en fait fort simple.

    Posons que trois personnes sont propriétaires d'une entreprise qui emploie 90 salariés. À la fin de l'année, elles ont payé à ces derniers 1 980 000 $ en salaires. Les trois propriétaires ont touché chacun un salaire de 110 000 $. On constate au terme de l'exercice qu'il reste 450 000 $ de profits, somme à partager entre les propriétaires de l'entreprise.

    On peut exprimer ceci en disant que le salaire annuel moyen des employés est de : 1 980 000 $ divisé Par 90, soit 22000 $ ; tandis que les revenus des propriétaires s'obtiennent en additionnant, pour chacun, son salaire et la part des profits qui lui revient, ce qui donne : 110 000 $ + (450 000 $ / 3) = 260 000 $.

    Voici notre compagnie A. Elle présente d'excellents chiffres, qu'il pourra être avantageux de présenter en certaines circonstances, notamment si vous êtes au nombre des Propriétaires.

    Mais supposons que les propriétaires veulent plutôt faire ressortir leur profond humanisme et le sens de la justice qui les habite.

    Si les chiffres précédents semblent peu indiqué pour ce faire, on peut alors prendre 300 000 $ sur les profits et répartir ce montant, en tant que bonus, entre les trois propriétaires. Puis, on calculera la moyenne des salaires en incluant cette fois ceux des trois propriétaires dans le calcul. On a donc un salaire moyen de : 1 980 000 $ + 330 000 $ + 300 000 $ / 93 = 28 065 $. Et les profits des propriétaires sont bien de : 150 000 / 3 = 50 000$ chacun. Voici notre compagnie B.

    Cet exemple est extrêmement simplifié. Il faut savoir que, dans la réalité - le premier comptable venu vous le confirmera -, on peut faire bien mieux - ou bien pire - que cela !

    Autre exemple : le taux de chômage a fait, en 1999, un bond prodigieux en Grande-Bretagne : 500 000 chômeurs de plus d'un coup. Le taux de chômage qui passe comme ça, pfitt, de 5% à7%. Quelle calamité a donc frappé ce haut lieu du néolibéralisme ? Aucune. On vient  simplement de changer la définition de « chômeur ». On l'a fait 32 fois en 18 ans dans ce pays, et toujours pour diminuer le nombre des exclus du boulot. Et ce fut pour une fois, c'est pour l'augmenter. Le même genre de principe prévaut parfois quand les entreprises déclarent tantôt des revenus, tantôt des pertes...

    Ça me rappelle cette noble histoire que connaissent bien tous les étudiants en comptabilité.

    Le chef d'entreprise s'adressant au candidat comptable :

    - Alors, combien font 2 et 2 ?

    Le candidat : - Combien voulez-vous que ça fasse ?

    Le chef d'entreprise : - Embauché !

    Combien voulez-vous de chômeurs ? Aux États-Unis, si on comptait correctement les chômeurs, leur  taux serait plus proche de 12% que de 5%. Et je n'ai encore rien dit de la notion de « taux de chômage naturel » (sic) concoctée par la science économique.

    Une autre mesure qui me fait bien rigoler depuis des lustres, c'est le PIB. Je vais vous tricoter une belle petite histoire pour me faire bien

    comprendre.

    Il était une fois jean et Joanne. Ils habitent une petite maison payée pas chère, située sur un immense terrain au bord d'un lac. Le paysage est fabuleux. Font pousser des bijoux et fabriquent des chèvres. Élèvent Popaul, six mois. Ne consomment à peu près rien. Participent à plein à la vie du village. Lisent. Font l'amour. N'ont pas la télé. Résultat ? Ces gens-là sont une calamité pour le PIB.

    Maintenant, changeons le scénario. Jean s'ennuie. Décide d'aller bosser en ville. S'achète une bagnole, l'immatricule, l'assure, tout ça. Bouffe en ville. Rentre tard. Joanne s'ennuie. Se prend un petit boulot.

    Popaul entre en garderie. Un soir, jean a un accident : un peu amoché, il frappe un gosse. La grosse tuile. Embauche un avocat pour se défendre. Joanne commence à en avoir marre, Demande le divorce.

    Deux avocats de plus dans la galère. La maison et le terrain sont à vendre. Un promoteur immobilier achète. Popaul trouve que la vie est moins marrante. jean est à bout de nerfs. Finit par être acquitté, mais crac, se chope un infarctus. Hôpital. Mal soigné. Poursuit son médecin. Gagne une fortune au terme d'un long procès. Rachète son terrain et fait construire une route qui défigure la moitié du paysage. Met dessus un hôtel moche. Les touristes affluent et avec eux les M jaunes hideux des fast food et tous leurs semblables. Le fric coule à flots.

    Jean décide de monter une entreprise chimique sur le terrain. Pollue le lac à mort. Est pris sur le fait. Doit dépolluer. Tant qu'à y être, décide de se lancer dans la vente d'eau dénitratisée en bouteille : il y a des clients pour ça (« Plus l'eau sera sa le et rare, plus la croissance sera importante », selon l'oncle Bernard de Charlie Hebdo).

    Aux dernières nouvelles, jean pense aller investir en Indonésie. Ou dans Bombardier Shorts Missiles, vu que la mort c'est bon pour la croissance. Car vous avez deviné : ce coup-ci, tout est très bon pour le PIB. C'est la croissance, tout repart. Nous sommes heureux.

    On se tâte. On se dit que quelque  chose devrait être établi qui soit un peu moins crétin pour mesurer ce que signifie l'économie en ces jours où l'accroissement du PIB est donné pour le seul objectif qui soit digne de nous, fiers conquérants du monde, et pour synonyme de bonheur sans mélange.

    Certains économistes s'y sont mis. L'ONU est partante, modestement. Herbert Simon, prix Nobel, applaudit à l'idée. Mais c'est le groupe Redefining Progress, de San Francisco, qui a poussé le plus loin la réflexion. En lieu et place du GDP (le PIB en anglais), il propose un GPI, ou Genuine Progress Indicator, ce qu'on pourrait traduire en français par « Véritable indicateur de progrès », ou VIR Je ne suis pas en mesure de vous dire si sa façon de l'établir est irréprochable,

    mais je suis convaincu que, dans son principe, la démarche est saine.

    Le VIP prend en compte un indice des inégalités, le chômage, le sous-emploi, mais aussi le sur-travail et le temps libre, le travail domestique et les activités non phagocytées par le marché, la criminalité, des tas de données relatives à l'environnement, etc. Au total, on aboutit à ceci : aux États-Unis, entre 1950 et 1994, le PIB par habitant est passé de 12 000 $ à26 000 $ par an alors que le VIP est passé de 8 000 $ à 7 000 $, avec une pointe en 1973 à un peu plus de 10 000 $, en  chute libre depuis lors.

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